Angola, Mai 2006
L’humidité était étouffante, la progression sur le sol meuble malaisée, et les insectes agressifs. Geist cependant ne s’était pas plainte une seule fois. Elle y mettait un point d’honneur – et de dignité – d’autant que devant elle Alexei progressait dans les mêmes conditions et elle avait deviné, à son air fermé, qu’il goûtait aussi peu qu’elle les conditions de leur périple. Lui-même n’avait pas desserré les dents et bien décidée à l’imiter, elle avait mis ses pas dans les siens tout en respectant son silence.
L’envie, pourtant, de le questionner quant aux raisons exactes pour lesquelles il l’avait « invitée » à ses côtés pour cette mission décrite comme « essentielle » sans autre précision, l’avait démangée de plus en plus au fur à et mesure qu’ils s’enfonçaient dans la jungle. D’autant qu’à ses interrogations initiales avait fini par se rajouter un nouveau mystère : pourquoi, alors que leur progression était si compliquée, le Russe n’utilisait-il pas son cosmos pour leur simplifier la vie ? Même elle, avec ses maigres capacités, aurait été capable de s’ouvrir un chemin plus carrossable. Malgré la tentation, elle n’en avait rien fait cependant : elle avait juré de respecter les consignes et de toute évidence, faire usage de son cosmos n’en faisait pas partie.
Elle ne connaissait ni leur destination, ni les tenants de ce qu’elle était censée accomplir. Et alors que les heures s’égrenaient – presque deux jours déjà ! – l’inquiétude avait commencé à prendre le pas sur son enthousiasme initial.
Quand le village – un bourg en comparaison des rares poches de vie qu’ils avaient traversées – était apparu au détour d’une végétation enfin clairsemée et qu’Alexei avait commencé à ralentir le pas, elle avait cru deviner qu’ils touchaient au but. Puis, quand il lui avait intimé l’ordre de le suivre de près et en silence, elle avait obéi, de nouveau en confiance.
Jusqu’à cet instant.
Les poils sur les bras de Geist s’étaient dressés les premiers, puis ses cheveux sur sa nuque. Soudain glacée malgré la température et l’humidité ambiante, elle ne dut qu’à la présence d’Alexei de ne pas céder à une subite envie de se recroqueviller plus bas que terre sous le poids du cosmos formidable qui tout à coup la submergeait. La dernière fois qu’elle avait perçu une telle puissance, elle était au Sanctuaire, avait croisé la route de deux chevaliers d’or et n’avait que douze ans.
La gamine qui en cet instant la détaillait sans vergogne était à peine plus âgée Vêtue de vieux vêtements de type occidental – un jean élimé et sans forme, déchiré aux genoux, un tee-shirt trop grand dont le rouge passé était orné d’une grande virgule noire qui lui barrait la poitrine et une paire de baskets défraîchies – elle se tenait là, debout et le menton dressé en signe de défi, sa tête ne dépassant pas l’épaule d’Alexei.
« Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Fit en anglais l’adolescente, en désignant Geist d’un signe dédaigneux.
— Elle va rester avec toi. »
L’examen se fit tout à fait critique alors que Sema – l’Italienne se rappela que c’était ainsi qu’Alexei l’avait appelée – détaillait inlassablement des pieds à la tête une Geist qui se sentit bien trop propre, bien trop blanche, et bien trop décalée par rapport à la jeune fille qui lui donnait l’impression de pouvoir se fondre dans le paysage en un clin d’œil avec sa peau à la couleur ambrée, ses cheveux drus et sombres, et surtout son insondable cosmos tant il était gigantesque. Comment une enfant de cet âge pouvait-elle manifester une aura pareille ? Cela dépassait l’entendement.
« Pourquoi faire ?
— Pour t’aider. »
Toutes les deux tournèrent vers Alexei un regard ahuri, mais pas pour les mêmes raisons :
« Elle est faible, décréta dédaigneusement la gamine.
— Alexei ! L’aider ? Mais en quoi ? S’exclama Geist en grec ce qui lui valut un regard noir de la part de l’adolescente qui visiblement ne comprenait pas cette langue. Cette gosse a la puissance d’un chevalier d’or !
— Sema. C’est son prénom.
— Sema. Oui, j’avais entendu. Je disais donc que je n’ai pas les capacités nécessaires pour »l’aider » comme tu dis.
— Je le sais – le Russe avait tourné vers elle ses yeux pâles et elle déglutit – mais elle a besoin d’être encadrée.
— Mais… »
Le cosmos de Sema décrut brutalement, sa flamme mouchée par le poing qu’Alexei venait de refermer devant lui. Tout était allé très – trop – vite pour Geist qui devina plutôt qu’elle ne perçut sa riposte foudroyante destinée à ramener l’aura de Sema à un niveau plus acceptable. Elle se détendit – un peu – quand la pression s’allégea enfin mais elle ne pouvait se défendre d’un malaise persistant.
« Tu m’avais promis, dit soudain la jeune fille, sans se départir de son air buté.
— Et je tiendrai ma promesse. En temps voulu.
— Ils sont là !
— Je sais. »
Sema trépignait mais Alexei, debout devant elle, lui barrait le passage. Suivant le regard de l’adolescente, Geist pivota en direction de la place centrale du bourg qu’ils avaient contournée un peu plus tôt pour suivre la lisière de la forêt. Par-delà les fougères basses, elle le reconnut :
« Aldébaran du Taureau ! Souffla-t-elle, les yeux écarquillés. Je ne l’ai même pas senti !
— Parce qu’il maîtrise son cosmos à la perfection, lui. »
La réponse d’Alexei avait fusé et alors que Geist reportait son attention sur lui, elle le vit soutenir, impassible, le regard assassin de Sema. Elle les contempla alternativement l’un l’autre : a priori, ils se connaissaient depuis un moment et malgré son attitude ombrageuse, Sema paraissait respecter le Russe. Pour quelles raisons, elle l’ignorait mais que ce fut pour sa force ne l’aurait étonnée qu’à moitié. Ce qui la ramenait à ses pensées peu enthousiasmantes : comment Alexei envisageait-il que cette fille puisse s’encombrer de quelqu’un d’aussi faible qu’elle ? Un claquement de doigt de sa part la mettrait à terre sans qu’elle eût même le temps d’imaginer se défendre. Et puis d’abord… pourquoi ?
S’efforçant de chasser cette question, Geist jeta de nouveau un coup d’œil par-dessus son épaule en direction du village :
« Il a pu la sentir, s’inquiéta l’Italienne.
— Je ne pense pas. »
Alexei parut ne pas remarquer l’air dubitatif de la jeune femme et poursuivit :
« Par contre, je doute qu’il soit venu jusqu’ici par hasard : regarde les deux autres qui sont avec lui. »
Geist ne les reconnaissait pas mais comprit à leur carrure et à leur posture qu’ils étaient probablement eux aussi des chevaliers du Sanctuaire. A sa connaissance, ils n’avaient pas de raison de se trouver là, en tout cas pas plus que dans n’importe quel pays africain en proie à la guerre civile. Le Sanctuaire ne se mêlait pas des petits conflits quotidiens de l’humanité. Par conséquent, ils cherchaient quelque chose. Ou quelqu’un.
« Je peux les tuer, gronda Sema, son front lisse et bombé levé vers Alexei.
— Les deux plus faibles, sans doute. Mais pas le plus grand.
— Je suis forte ! Aussi forte que lui !
— Sema – le Russe posa une main sur l’épaule de la jeune adolescente – nous en avons déjà parlé : c’est trop tôt.
— Ils vont recommencer ! »
Sema avait crié et pour la première fois, Geist entrevit derrière son attitude farouche l’enfant qu’elle n’avait pas tout à fait cessé d’être. Pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, elle fut remuée par son jeune visage tout à coup déformé par le chagrin et ses poings levés.
« Tu as dit que ça s’arrêterait. Tu as dit qu’ils n’avaient pas le droit !
— Et c’est vrai. Nous ne les laisserons plus imposer leur loi à ceux qui comme toi, comme moi et comme Geist, disposent d’un cosmos. Peu importe la puissance de celui-ci, ce que nous sommes capables ou non d’en faire : c’est en nous, cela nous appartient et la valeur en est égale. »
Sema comprenait-elle les propos d’Alexei dont l’Italienne devinait qu’elle en était tout autant la destinataire que la jeune fille ? Elle en doutait, alors qu’elle avisait ses lèvres serrées et les larmes de rage qui perlaient au coin de ses yeux.
« Ils veulent en emmener d’autres, reprit Sema sourdement.
— Un enfant emmené par eux n’est pas forcément perdu. Il nous suffit de savoir qui il est.
— Il peut aussi mourir, objecta encore Sema.
— Nous ne le permettrons pas. »
L’adolescente soutint encore quelques instants le regard d’Alexei avant de rendre les armes. Les doigts du Russe se resserrèrent brièvement sur son épaule puis sa main retomba à ses côtés comme il se tournait vers Geist, tout en continuant à s’adresser à la jeune fille :
« Sema, je ne vais pas pouvoir revenir auprès de toi avant un long moment. Mais je dois pouvoir compter sur toi pour surveiller et rassembler les informations qui pourront à tous nous être utiles. Nous devons mettre toutes les chances de notre côté, tu comprends ? – Sema acquiesça, après une hésitation – Il est important d’attendre et de frapper lorsqu’ils seront affaiblis.
— Affaiblis ? »
Geist tourna vers Alexei un regard interrogateur, en écho à la surprise exprimée par Sema :
« C’est ma mission, sourit le Russe, fait suffisamment rare pour étonner l’Italienne. D’ici là, je te demande de respecter mon ordre de ne pas t’en prendre au Sanctuaire.
— Tu ne seras pas là.
— Mais Geist, si. Et elle parlera en mon nom, en plus de compléter ton enseignement. »
Un enseignement ? Quel enseignement ? De toute évidence, Sema partageait les mêmes doutes que Geist qui esquissait un signe de dénégation quasi imperceptible à l’attention d’Alexei :
« Elle ne peut rien m’apprendre, fit Sema.
— Si. Elle peut t’apprendre à contrôler ta colère. »
Si ce n’était l’ombre des frondaisons qui obscurcissait la peau d’or foncé de Sema, Geist aurait juré avoir aperçu du rouge lui monter aux joues. La jeune fille résista encore un moment puis, comme en réponse au signe muet d’encouragement d’Alexei, elle se tourna tout à fait vers Geist qui réprima tant bien que mal un frisson involontaire. Quand bien même l’agressivité de Sema s’était considérablement amoindrie, elle n’avait pas totalement disparu et puis il y avait toujours ce fichu cosmos ! Bien que ce dernier s’exprimât désormais en sourdine, l’Italienne ne réussissait pas à se débarrasser de sa première impression à ce sujet.
« Il faudra survivre », décréta Sema en la regardant droit dans les yeux, sans rien masquer de ce que Geist décida de considérer comme de la pitié à son égard. Ce n’était pas beaucoup plus plaisant que de l’hostilité, estima-t-elle, résignée, mais infiniment moins dangereux.
A quoi, là était toute la question. A ce climat insupportable ? A cette jungle inextricable et inquiétante ? A l’absence évidente de tout confort ? Au Sanctuaire ? Ou à cette gamine dont les yeux d’ambre luisaient du même feu doré que celui qui lui servait de cosmos ?
Aussi convaincant savait se montrer Alexei, et aussi désireuse qu’elle était de se laisser convaincre, Geist hésitait. Sema ne voulait pas d’elle et ne l’appréciait pas, c’était une évidence. L’Italienne estimait être utile à tout un tas d’autres choses, et ailleurs par-dessus le marché. Nul besoin d’être un génie pour comprendre qu’elle n’avait rien à faire ici. Toutefois, Alexei en avait décidé autrement pour des raisons qui lui appartenaient et elle lui avait juré allégeance. Enfin, »jurer » était un bien grand mot car il n’avait rien exigé de tel mais enfin, c’était ainsi qu’elle concevait la confiance qu’elle avait décidé de lui accorder et qui l’engageait à ses côtés. D’une certaine manière, cette conception de sa relation à Alexei lui conférait un point commun avec Sema : elle aussi, elle respectait le Russe. Alors, qu’elle s’entendît bien ou pas avec l’adolescente, que les conditions de vie s’avérassent difficiles, cela ne comptait pas vraiment face à la fierté et à l’estime d’elle-même qu’Alexei lui avait rendues.
« Je survivrai », répliqua-t-elle du ton le plus assuré dont elle était capable.
La gamine haussa les épaules et alors même que Geist prenait conscience qu’elle lui tournait le dos, elle disparût dans l’ombre de la forêt un peu plus loin.
« Tu devrais la suivre avant de la perdre, conseilla Alexei. Et essaye de savoir ce que le Sanctuaire cherche ici.
— Ce n’est pas elle ? S’étonna Geist. Vu son cosmos…
— Non. Ils ne l’ont même pas repérée. Ne te fie pas aux apparences : Sema sait être discrète quand elle le veut. Et si elle se retrouve au même endroit qu’eux, ce n’est sûrement pas un hasard. Il doit y avoir quelqu’un d’autre… – Alexei désigna d’un geste vague la direction prise par l’adolescente – … qui est comme elle.
— D’accord, je vais voir ce que je peux faire. Juste une chose avant que tu t’en ailles, parce que j’ai besoin de savoir : pourquoi moi ? »
Un instant, il la considéra en silence, avant de répondre doucement :
« Parce qu’elle aussi, elle est toute seule. »
Temple de la Vierge, Sanctuaire, Grèce, Mai 2006
Lorsque Shaka reçut Thétis dans ses bras et tournoya avec elle le temps d’un instant qui fut pour lui une éternité, le souvenir de ce même poids, exactement, contre son torse quand il l’avait protégée de l’ouverture des Portes, lui transperça le cœur.
« Tu m’as tellement manqué ! »
Déjà les bras qu’elle avait noués autour de lui se desserraient comme elle se reculait pour mieux le regarder et il lui attrapa les poignets pour la maintenir – encore un peu – à ses côtés.
« Je n’étais pourtant pas loin de toi, répondit-il de sa voix douce, puisque tu étais dans mon cœur.
— Et toi dans le mien. Tu as raison, comme toujours. »
Si seulement…
Shaka répondit néanmoins au sourire complice qu’elle lui adressait, vestige des heures et des jours passés ensemble moins de deux ans plus tôt afin que Thétis apprît à vivre sans son cosmos. Rappelés de la sorte, ces moments revêtaient une cruauté sans nom ; ils comptaient cependant parmi les plus heureux de son existence et malgré leur triste finalité, Shaka se plaisait à imaginer qu’il en était de même pour Thétis.
Quelle présomption.
La Vierge se figea un dixième de seconde comme il lui semblait reconnaître les inflexions amicales de Bashkar dans l’expression de la voix de sa conscience. Il réprima un sourire contrit : oui, la remarque de son ami aurait été des plus légitimes car Thétis ne l’avait pas attendu, ni ne l’attendrait jamais pour construire sa propre vie et son propre bonheur.
« Tu as l’air en forme, reprit-elle avec un sourire et un coup d’œil ostensiblement taquin à sa peau bronzée et à une carrure qui n’avait jamais été aussi développée. Je croyais que les ashrams n’abritaient que des ascètes en quête de plaisirs spirituels plutôt que terrestres ? Rajouta-t-elle cette fois tout à fait hilare.
— Tu n’es pas la seule ! »
Shaka, lèvres déjà entrouvertes sur une réponse circonstanciée, les referma en entendant puis en voyant Kanon descendre dans leur direction, Andreas dans ses bras. Le petit garçon scrutait l’Indien de ses grands yeux aussi ronds que ceux de sa mère et aussi verts que ceux de son père, et tendit spontanément les bras vers lui dès qu’il fut à sa portée.
Translaté de son père vers son parrain, il laissa échapper un rire contagieux avant de s’accrocher de toutes ses forces à l’épaule de Shaka. Ce dernier marqua un temps d’arrêt : la vigueur de cet enfant était surprenante. Mais alors qu’il s’apprêtait à faire part de cette observation flatteuse aux parents, il croisa le regard de Thétis. Y surprit une ombre. Et se tut.
« Pourtant je mange, je bois et je vais même aux toilettes, répliqua finalement Shaka, l’air badin, à l’attention de Kanon qui éclata de rire :
— Tout se perd, décidément, même chez les hommes les plus proches de Dieu !
— Je te sens déçu par cette révélation.
— Déçu ? Non. Plutôt rassuré si tu veux tout savoir. En tout cas, tu t’es bien remplumé, ça fait plaisir. »
Le sourire de Kanon était d’une sincérité si désarmante que l’Indien se surprit à le lui rendre mais également à éprouver une véritable joie de le revoir, lui aussi. Kanon, l’homme qui ne lui avait laissé aucune chance de conquérir le cœur de Thétis mais qui lui en avait confié la vie sans la moindre hésitation. Le destin, d’une certaine façon, n’était pas dépourvu d’humour.
« Merci. Et sinon, pour satisfaire totalement votre curiosité, sachez qu’au Rajasthan, il y a du soleil. Beaucoup de soleil.
— Ce n’est pas un désert pour rien, donc.
— Voilà.
— Eh bien mon ami – Kanon lui adressa une claque vigoureuse sur l’épaule – j’ai beau être grec et avoir l’habitude de la chaleur, je te laisse volontiers ton nouveau lieu de villégiature.
— Oh vraiment ? Et moi qui comptais sur ta visite prochaine.
— Tu n’es pas trop isolé ? S’alarma aussitôt Thétis. Loin de moi l’idée de contester ton choix de vie mais tu devrais peut-être revenir plus souvent si tu…
— Ne t’inquiète pas – Shaka lui adressa un sourire apaisant – je suis tout sauf seul dans l’ashram, qui compte plusieurs centaines de personnes. Mes journées sont bien remplies.
— Et ton ancien condisciple alors ? Demanda Kanon. Il est comment ?
— Fort. »
La simplicité de la réponse laissa d’abord le couple sans voix avant que Kanon hochât la tête, l’air entendu :
« D’accord. Ceci explique donc cela. » Et de désigner le corps endurci de Shaka qui inclina la tête en signe de confirmation.
Andreas avait emmêlé ses doigts dans les longs cheveux blonds de la Vierge et patiemment, Thétis entreprit de les décrocher un à un tout en commentant :
« Tu pourras nous raconter tout ça. Enfin, si tu restes un peu ? »
Shaka, qui s’amusait à dérober son index à l’enfant dès que celui-ci tentait de le saisir sous le regard attentif mais bienveillant de son père, répondit :
« C’est prévu.
— Tant mieux. »
La réponse de Thétis avait été prononcée dans un souffle et l’Indien comprit qu’il en était le seul destinataire. De nouveau, il la scruta : un sourire, accroché à ses lèvres comme une ancre au fond de l’abysse ; l’azur dans ses yeux, aussi clair que le ciel fraîchement lavé par la pluie ; son absence, révélée, alors qu’il sondait le cosmos muet qu’il était le seul, désormais, à pouvoir percevoir par la grâce de l’axe zodiacal qui les unissait.
« Je le récupère, proposa Kanon en refermant ses grandes mains autour du corps de son fils qui babilla mais ne protesta pas.
— Je te rejoins tout à l’heure. »
Thétis avait hésité. Son compagnon cependant ne parut pas s’en apercevoir et lui sourit avant de disparaître sous le ciel gris à l’arrière du sixième temple, amorçant tranquillement les quelques volées de marches qui le mèneraient aux souterrains un peu plus haut.
« Pas de passage dimensionnel, nota Shaka. Parce qu’Andreas est encore trop jeune je présume ? Rajouta-t-il en se retournant vers Thétis.
— Trop jeune. Oui. C’est ça. »
Palais, Sanctuaire, Grèce, Mai 2006
La pluie incessante était en passe de transformer l’escalier du Domaine Sacré en cascade et lorsque Shaka s’engouffra sous la stoa du Palais, il était trempé jusqu’aux os malgré son périple à travers les souterrains.
« Tu as un cosmos, sers-t’en à l’occasion, lui rappela Saga avec un sourire en coin, tout lui tendant un immense drap de bain qu’il venait d’aller récupérer dans ses appartements.
— Je n’imaginais pas que les quelques mètres entre ma maison et l’entrée du passage suffiraient à me mettre dans cet état.
— Ça fait presque une semaine que ça dure.
— Et tu espères que le soleil sera de retour pour le trente. Comme nous tous. »
Saga retint tant bien que mal son hilarité devant le spectacle offert par le Chevalier d’Or de la Vierge après qu’il eut émergé des plis de la serviette : ses longs cheveux blonds humides étaient tout emmêlés entre les mèches collées à son visage bronzé qui accentuaient son regard perçant, et celles qui se dressaient sur sa tête au point de le faire ressembler à un hibou mal réveillé.
Le hibou en question, pas dupe de l’image qu’il renvoyait, avait relevé le menton en une tentative discutable de s’offrir un semblant de contenance :
« Je t’ai connu plus charitable avec tes pairs, répliqua-t-il avec une affectation de façade.
— Vraiment ? Tu es sûr que c’était moi ? » Et les deux hommes d’échanger un sourire avant que Saga reprît :
« Je suis heureux de te revoir parmi nous, Shaka.
— Et moi d’être revenu, surtout pour une aussi belle occasion. »
Le Pope prit le temps de le détailler. Il ne l’avait qu’entraperçu depuis son retour la veille mais ses premières impressions, déjà étayées par celles de son jumeau, se virent confirmées : l’Indien avait gagné en carrure et en force ce qu’il avait perdu en masse inutile : à dire vrai il avait séché, pour le meilleur. Sa puissance était intacte pour autant que le Grec pût en juger. Le plus saisissant résidait toutefois dans la teinte de sa peau qui avait pris la couleur du bronze. Du plus loin qu’il s’en souvenait, il n’avait jamais connu Shaka aussi hâlé et n’avait d’ailleurs jamais imaginé qu’un tel résultat fût possible.
En un mot comme en cent, il avait l’air en forme et le Pope s’en trouva étonnamment rassuré : il n’avait pas pris conscience jusqu’ici que l’absence de Shaka avait tourné en tâche de fond dans ses pensées depuis son départ et que d’une certaine façon, il s’était inquiété à son sujet.
« Alors ? » S’enquit Saga après s’être assis dans le fauteuil en vis-à-vis de la Vierge qui s’était drapé dans la serviette pour ne pas tremper son siège et débarrassé d’un coup d’orteil sur le tapis de ses sandales imbibées d’eau. « Ce retour aux sources ?
— Sans doute l’une des meilleures décisions de ma modeste existence.
— Rien que ça. »
Shaka hocha la tête et sur ses traits s’épanouit un sourire empreint d’une telle douceur et d’une telle lumière que le Grec en haussa les sourcils de surprise. Portant son poing devant sa bouche, il se racla la gorge :
« Mü m’a expliqué en quoi consistait tes journées dans cet… ashram, tenu par ton ancien condisciple. Bashkar, c’est ça ?
Shaka opina :
« Un homme de bien, qui méritait bien plus que moi la charge de Chevalier de la Vierge. Le destin ne s’y était pas trompé.
— J’en déduis donc qu’il t’a accueilli les bras ouverts ? »
Saga n’avait pas fait mystère de son scepticisme lorsque l’Indien s’était mis en tête de retrouver le garçon que Shion avait écarté à son profit, malgré la victoire de celui-ci lors de l’ultime épreuve pour l’obtention de la charge suprême. D’abord parce qu’une telle injustice ne pouvait que laisser un goût amer à sa victime. Ensuite parce que l’envie de revanche ne tombait, de fait, jamais très loin de l’amertume. Et enfin parce que ce garçon, devenu un homme, était, par définition, dangereux.
Il avait tenté de dissuader l’Indien de mettre son projet à exécution mais pire que les plus entêtés des chevaliers, il y avait les bouddhistes et Saga n’était pas équipé pour argumenter avec l’un d’entre eux en vue de lui faire entendre raison. Sa raison. Réduit à l’impuissance, il s’était résigné à le laisser partir, tâchant de se convaincre que la Vierge savait ce qu’il faisait et saurait se défendre si cela devait s’avérer nécessaire. Un doute lui était malgré tout demeuré quant à ce dernier point, non pas tant vis à vis de la puissance que Shaka était en mesure de mobiliser, que de sa volonté à cet effet, à ce moment-là de sa vie.
Son soutien à Thétis à l’issue de leur affrontement avec les Portes s’était révélé vital. Sans lui, elle se serait écroulée pour ne plus se relever. Repliée sur elle-même, en tête à tête permanent avec un corps devenu mortel pour quiconque le touchait, coupée de tout et surtout de tous, elle n’y aurait pas survécu. Si la décision qu’elle avait prise relevait de sa seule volonté, l’accompagnement dont elle avait bénéficié pour sa mise en œuvre lui avait permis de parcourir le chemin nécessaire à son acceptation. Mü s’était occupé de son cosmos ; Shaka de son esprit. L’infinie bienveillance de la Vierge, sa patience inébranlable et sa connaissance de l’âme avaient porté Thétis au-delà d’elle-même ; d’une certaine façon, Shaka avait accompli pour elle ce qu’elle-même l’avait aidé à réaliser. Elle l’avait ouvert à la vie ; il l’y avait ramenée.
Dans quelle mesure l’amour qu’il lui portait avait-il renforcé et nourri ce lien si particulier tissé entre eux, nul n’aurait su précisément l’évaluer mais tous, y compris les principaux concernés, étaient certains du rôle qu’il avait joué. Malgré sa maîtrise de soi, malgré sa lucidité, malgré son aspiration profonde et sincère au bonheur de la femme qu’il aimait, fût-ce avec un autre, Shaka ne pouvait pas ne plus l’aimer ; aussi éveillé fût-il, il n’en restait pas moins un homme.
Et pourtant. Shaka était parti. Du point de vue du Pope, il avait fui une situation et un environnement qu’il n’avait pas su gérer pour les accueillir en lui de façon sereine, en dépit de nombreuses ressources spirituelles à sa disposition. Quelles que fussent les raisons invoquées pour justifier ce départ, Saga considérait qu’il n’en existait, à la vérité, qu’une seule : pendant des mois, Thétis avait occupé tout le centre de son existence jusqu’au moment où elle n’avait plus eu besoin de lui. En cela, Shaka avait accompli la mission qu’il s’était assigné ; il en avait cependant sous-estimé le prix.
« … Il a pardonné à Shion, et au Sanctuaire. N’est-ce pas le plus important ? »
Les cils sombres du Pope papillonnèrent brièvement. Perdu dans ses pensées, il avait entendu plus qu’écouté l’Indien, ce qui ne l’empêcha pas de répondre du tac au tac :
« Certes. De toute évidence il est au moins aussi éveillé que toi, pour réussir de la sorte à passer au-dessus de ce que d’autres n’auraient jamais concédé.
— Plus. Il est plus éveillé que moi : sa capacité à considérer chacun des grains de sable qui glissent entre nos doigts comme unique et insignifiant à la fois dépasse largement la mienne.
— Vraiment ? Pourtant, tu es là. »
Les traits paisibles de Shaka se troublèrent soudain, à l’image de la surface tranquille d’un lac de montagne dérangée par le jet d’un caillou depuis la rive. L’instant fut si fugace cependant que Saga douta de sa réalité, comme la Vierge reprenait déjà de sa voix calme et égale :
« En effet. Ce que je suis ne saurait être changé mais tout au long de ces derniers mois, j’ai appris. Je ne me demande plus si je suis assez fort car il n’y a d’autre réponse à cette question que celle que je suis le seul à porter. Et je pense l’avoir trouvée. »
Alors que les mots coulaient des lèvres de Shaka, sa main droite se leva une seconde, ses longs doigts effleurant son sternum. Là, sous le vêtement humide, s’étalait la cicatrice laissée par le poison qui avait rongé les chairs de l’Indien quand il s’était replié autour du corps de Thétis pour la protéger.
« J’en suis heureux pour toi, répondit Saga après un silence. Et merci d’avoir accepté. Je n’ai pas la prétention de connaître tes sentiments mais j’imagine ce que cela représente pour toi. Ta présence n’en est que plus précieuse. »
A ces mots, l’être qu’était Shaka sourit et rayonna tout entier. Il se rembrunit toutefois quand il reprit la parole :
« A ce sujet, Thétis est venue m’accueillir dans mon temple peu de temps après mon arrivée. Nous avons partagé notre joie de nous revoir mais je l’ai sentie troublée. Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir afin de ne pas commettre d’impair ?
— Ta délicatesse t’honore – Saga hocha la tête – d’autant que Thétis fera tout ce qu’elle peut pour ne pas t’inquiéter, comme elle le fait avec nous : elle rencontre des difficultés avec Andreas.
— Des difficultés ?
— Son cosmos est éveillé depuis sa naissance. Pleinement éveillé. C’est rare mais ça arrive. Andreas n’en reste pas moins un bébé incapable de contrôler quoi que ce soit, qu’il s’agisse de ses besoins primaires ou des exigences de son cosmos. Ce n’est la faute de personne sauf qu’au quotidien c’est compliqué à gérer pour quelqu’un qui n’a pas de cosmos ou qui ne peut pas en faire usage.
— Je vois.
— Kanon compense autant que nécessaire en répondant aux besoins qu’Andreas exprime en termes de cosmos mais pour le moment – une profonde inspiration souleva le torse du Pope – cette situation altère la communication entre Thétis et son fils. Et bien qu’elle s’efforce de ne rien en montrer, elle en souffre. Nous nous efforçons de la rassurer et Mü a réussi à empêcher Andreas de se raccrocher à tous les cosmos qui passent en l’alignant sur le premier axe, mais ça ne durera qu’un temps. »
Saga haussa les épaules. Moins encore que le ressenti de Shaka, il ne pouvait se figurer celui de Thétis. Il n’était ni parent, ni femme : ce lien si spécial, si organique entre une mère et son enfant biologique lui serait à jamais étranger. La détresse si obstinément masquée de la Suédoise cependant était impossible à ignorer, tout comme ses larmes que Rachel avait vu couler, ou les heures qu’elle passait auprès de son fils jour et nuit à tenter de nouer avec lui un échange inévitablement incomplet et qui lui valait des réactions de rejet de la part du bébé.
« Elle a peur. »
Le Pope acquiesça d’un signe de tête et le silence se fit entre les deux hommes, empli par le tambourinement incessant de la pluie contre les vitres.
« Crois-tu que je puisse l’aider ? » Finit par questionner Shaka. Un léger pli horizontal avait pris place en travers de son front lisse tandis que l’azur de son regard s’ombrait d’un voile soucieux.
« Pour cela, il faudrait d’abord qu’elle le veuille. »
Et rien n’est moins sûr.
Shaka le considéra sans mot dire, ses grands yeux fixés sur Saga mais sans le voir, comprit le Grec qui respecta son temps d’introspection. Puis les traits de l’Indien s’adoucirent comme il inclinait la tête :
« Je connais ta tendresse pour Thétis. En partant, je la savais à l’abri d’elle-même au milieu de vous tous. Tout comme j’ai confiance en Kanon pour l’aimer, j’ai confiance en Rachel et toi, et tous nos compagnons, pour la protéger. J’agirai selon sa volonté et si sa volonté est d’affronter seule ce moment, alors qu’il en soit ainsi. Mes sentiments à cet égard n’ont pas à s’opposer à ses souhaits. Mais si…
— … Alors elle saura te trouver, n’en doute pas une seule seconde. »
Shaka s’était placé dans une situation délicate en répondant positivement à la demande de Thétis d’officier lors de la cérémonie. D’une certaine manière, il s’était lancé un défi, avait compris Saga mais de façon très égoïste le Pope se surprenait à espérer que Thétis craquât devant lui et sollicitât son aide une fois de plus. Une torture pour lui mais de l’espoir pour elle. Parce que c’était d’espoir dont la Suédoise avait besoin, ainsi que de la vision d’un avenir dans lequel elle pourrait assurer son rôle de mère comme elle le concevait et qui pour l’heure lui échappait comme l’eau s’écoule d’entre ses mains. Shaka y consentirait-il, une fois de plus ?
Il se retint de hausser les épaules de nouveau. Il ne pouvait pas tout régler, sans compter que certaines situations trouvaient leur aboutissement sans qu’il eût à y prendre part, comme cette lubie de Shaka de reprendre contact avec son ancien condisciple et qui s’était soldée d’heureuse façon.
L’Indien écoutait la pluie, réalisa-t-il comme il allumait une cigarette. Il donnait l’impression d’être tout entier concentré sur cette tâche et l’espace d’un instant, Saga se prit à envier sa capacité à se recentrer sur l’instant présent avec autant d’aisance. Une telle faculté avait de quoi vous faciliter le quotidien de façon notable mais sorti des exigences de sa maîtrise cosmique, le Grec avait toujours été d’une abyssale médiocrité dès qu’il s’agissait de méditation.
Il prit toutefois le temps de savourer ce nouveau silence, plus confortable et accueillant que les précédents, avant de commenter :
« Il ne doit pas pleuvoir très souvent dans le désert du Thar.
— Non en effet. Du moins – Shaka avait reporté son attention sur le Pope, la tête légèrement penchée sur le côté : il paraissait préoccupé tout à coup – en théorie. »
Saga avait dressé un sourcil, aussi Shaka poursuivit-il :
« Tu as dit que Mü t’avais parlé de l’ashram mais t’a-t-il précisé sa raison d’être ?
— Il ne me semble pas mais j’ai pensé qu’il s’agissait d’accueillir des populations démunies afin de leur offrir le gîte et le couvert.
— C’est en effet sa vocation première bien qu’une telle description soit quelque peu réductrice – Saga sourit derrière sa main qui tenait la cigarette : Shaka avait beau ne plus rien à voir avec l’adolescent hautain arrivé au Sanctuaire vingt-deux ans plus tôt, il lui arrivait encore de céder à ses anciens travers sans s’en rendre compte – l’objectif est aussi et surtout de redonner à ceux et celles qui nous rejoignent les clés nécessaires pour reconstruire leur existence.
— Reconstruire ?
— Bashkar a créé ce refuge il y a deux ans. Originaire de la région, il y est retourné après la fin de sa formation pour participer à la vie de sa communauté. Or il a commencé à voir arriver dans sa ville des familles entières d’agriculteurs et d’éleveurs en quête d’un toit et d’un travail. D’abord, une, puis deux, puis des dizaines… Les autorités ont vite été débordées au point de commencer à refouler tous ces gens qu’elles ne pouvaient ni nourrir ni loger. Il s’est avéré que ces populations, qui vivent dans le désert, ont été victimes d’inondations : suite à plusieurs épisodes pluvieux, les canaux dédiés à l’irrigation ont débordé mais ce qui aurait pu être considéré comme une bénédiction dans ces territoires arides s’est mué en malédiction à cause de la violences des orages. »
Devant l’incompréhension du Pope, Shaka laissa échapper un petit soupir :
« Le désert du Thar, ce n’est pas que du sable. Ce sont aussi des sols plus durs que de la pierre sur lesquels la moindre goutte d’eau se contente de rouler. Il faut plusieurs jours d’une pluie modérée pour qu’enfin les terres puissent être abreuvées. Mais lorsque des précipitations aussi intenses que celle-ci – d’un mouvement du poignet, il désigna la fenêtre derrière lui – se concentrent sur quelques heures à peine, l’eau ruisselle à toute vitesse et finit par tout détruire sur son passage. Ces gens ont tout perdu, Saga, et les institutions sont impuissantes à leur apporter l’aide dont ils ont besoin. Il faudra en outre des années pour que soient prises les décisions nécessaires pour réaménager et sécuriser les lieux de vie aujourd’hui détruits. Alors Bashkar est parti dans le désert, seul, pour y construire un premier bâtiment : une maison où il allait vivre et accueillir ceux qui en avaient besoin. Avec l’aide des premiers, il a construit d’autres bâtiments pour les seconds, et ainsi de suite. Chaque personne qui arrive doit contribuer à la continuité de l’ashram, c’est là sa première règle et certainement la plus importante de toutes. »
La première pensée qui traversa l’esprit de Saga fut que ce qu’il avait de prime abord considéré comme l’idée farfelue et sans consistance d’un illuminé local s’avérait en réalité un projet réfléchi et solide qui s’était concrétisé de manière pérenne. Non qu’il doutât de la capacité de Shaka à évaluer par lui-même la pertinence de la voie à laquelle il avait choisi de consacrer son quotidien mais enfin, sur le papier… Bref. Il s’ébroua alors que la seconde de ses pensées le ramenait sans ménagement à ses préoccupations du moment :
« Des inondations en plein désert : je ne pensais pas que c’était possible.
— C’est extrêmement rare, concéda Shaka. Or en l’occurrence, une dizaine d’événements de ce genre ont été recensés en moins de deux ans et les services météorologiques du pays en ont signalé le caractère exceptionnel sans pour autant réussir à les expliquer. »
L’Inde faisait partie des pays représentés lors du dernier entretien du Pope avec l’ONU et le HDR, à raison : le pays était coutumier des catastrophes naturelles dues pour la majorité d’entre elles aux épisodes de la mousson mais l’augmentation exponentielle de sa population en rendaient les effets chaque fois plus dévastateurs. Le pays se préoccupait-il toutefois de ses régions désertiques dont la densité de population était sans commune mesure avec celle de ses côtes ? Peu probable, jugea froidement Saga, en l’absence de réel enjeu financier.
« Personne n’évoque le changement climatique, si je comprends bien.
— Si. Bashkar, précisa Shaka tout en réunissant ses cheveux à présent quasi secs pour les attacher. C’est même l’une des premières raisons qu’il avance auprès des réfugiés lorsque ceux-ci l’interrogent quant au sort qui s’acharne sur eux. Sans grand résultat, malheureusement : ils préfèrent incriminer des coupables plus accessibles. Comme les dieux par exemple, poursuivit-il en avisant les sourcils soudain froncés du Pope en face de lui. Saga ? Tu as l’air contrarié. »
D’abord Shura, ensuite Shaka. Sans oublier le dernier rapport de mission d’Aldébaran aux Philippines et ceux à venir qu’il ne manquerait pas de rédiger au fil de ses pérégrinations à la recherche de futurs apprentis. Mü était le seul à ne pas lui avoir fait part d’anomalies qu’il aurait pu observer dans son Tibet natal. Sans doute parce qu’il ne l’avait pas questionné à ce sujet. Pas encore.
Ravalant un soupir d’agacement, Saga fit signe à son vis-à-vis de poursuivre et bientôt la voix douce et paisible de Shaka l’enveloppa de mots et d’images dont il se rendit compte qu’ils avaient cessé de le surprendre tant ils résonnaient avec une justesse glaçante dans son esprit. Migrations, pauvreté, maladie, mais aussi détresse, peur et découragement : autant de termes qu’il avait coutume de lire et d’entendre chaque jour et qui finissaient insidieusement par envahir son quotidien. Combien de chevaliers envoyait-il chaque mois au chevet des populations meurtries ? Combien d’entre eux revenaient au Sanctuaire avec, chevillées au cœur, à la fois la satisfaction du devoir accompli et l’impuissance devant l’inéluctable ?
Pour l’heure, le Pope n’avait pas communiqué de façon officielle auprès de ses hommes au sujet de la recrudescence des missions de secours auxquelles il les affectait. Il n’en avait pas même touché un mot aux chevaliers d’or, à l’exception de Shura parce que s’en dispenser aurait fait insulte à l’intelligence du Capricorne. Seuls Rachel et Kanon partageaient ses préoccupations au jour le jour sans que pour l’heure, ils eussent pris une décision. Ni même en eussent discuté.
Il contemplait sans le voir vraiment l’Indien qui parlait toujours. Petit à petit, Saga achevait de se détacher totalement de ses paroles pour ne plus se raccrocher qu’à la mélodie de sa voix. Contre toute attente, la tension qui avait raidi ses épaules s’atténua et il se laissa gagner par une langueur tranquille qui l’apaisa au-delà d’une espérance à laquelle il aspirait sans s’en rendre compte. Il avait besoin de s’éclaircir les idées, admit-il dans le secret de son esprit pour l’heure isolé de ses pairs, besoin de se vider la tête, de faire place nette pour mieux réfléchir. La fatigue coutumière, celle qui l’accompagnait depuis ses premières insomnies et qu’il avait appris à ignorer, pesait soudain dans tous ses membres au point de lui donner une furieuse envie de… dormir.
Il leva lentement la tête – jamais elle ne lui avait paru si lourde – pour dévisager Shaka qui s’était levé et se tenait debout devant lui. Son regard bienveillant baissé vers lui, l’Indien dit doucement :
« Saga, je regrette d’avoir rajouté du poids à ce qui te préoccupe mais quoi que tu doives nous annoncer, tu nous le diras lorsque tu seras prêt. »
Les paupières du Grec papillonnèrent sous l’effet de la surprise et d’une pointe de culpabilité. Etait-il donc si transparent ? Lui qui pensait avoir si bien cadenassé ses pensées… L’épuisement cependant – à moins qu’il fût sous l’emprise du cosmos de Shaka : l’idée le traversa aussi vite qu’elle était survenue – le vit fermer les yeux alors que la voix, toujours, de la Vierge envahissait ses espaces :
« D’ici là, les jours à venir seront jours de fête. Tu n’es peut-être pas doué pour la méditation – le ton de l’Indien était empreint d’amusement – mais profiter de l’instant présent n’est pas si compliqué, tu verras. Et surtout… »
Saga rouvrit les yeux, pour tomber dans le ciel sans limite du regard de la Vierge :
« … Ne sois pas inquiet pour nous. »
Bonjour!
Ça y est, Aldébaran est arrivé!;-) Je l’avais repéré finalement, en relisant le dernier chapitre. Contente de voir que je ne m’étais pas trompée. Par contre, je pensais qu’il venait vraiment pour Sema. Les choses se compliquent… Quant à Geist, je la comprends! Je ne serais pas tranquille non plus, à sa place, vu comme Sema n’a pas l’air commode.
Je suis ravie du retour au sanctuaire d’un Shaka tout musclé et tout bronzé:-) (Ça donnerait envie d’aller passer ses vacances à l’ashram…). J’espère que Thétis s’ouvrira à lui et qu’il pourra lui venir en aide. Même si cela ne serait peut-être pas facile, sur le plan émotionnel, qui plus est à l’approche du mariage, comme le devine bien Saga. J’ai apprécié sa conversation avec Shaka, pleine de respect et de complicité. On y perçoit vraiment bien leur évolution à tous les deux, pour être capables d’un tel échange. Cela me rassure aussi sur le sort de Shaka, qui n’est pas aussi seul qu’il y paraît, exilé en Inde.
Et le réchauffement climatique qui frappe encore… Celui-là, c’est un ennemi qui risque de s’avérer difficile à battre. Je ne sais pas quels sont les plans de Saga, mais il a du pain sur la planche… Heureusement qu’il a le soutien de ses troupes!
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Coucou Lily !
Oui, c’était bien Aldé, le grand costaud que Sema a repéré. Je ne crois pas m’être attardée plus que ça sur sa description dans l’UDC!verse mais c’est vrai que je me suis pas mal inspirée de l’anime – teint mat, nez busqué et cheveux sombres – mais aussi de certains fanarts anciens qui mettent en évidence une ascendance amérindienne dans ses traits d’où le côté « métis » dans l’esprit de Sema.
En effet, les gens du Sanctuaire, en quête d’apprentis potentiels, ont fait venir Aldé jusqu’en Angola pour une certaine raison et Sema ne fait pas partie de l’équation.
Pauvre Geist XD Alexei ne lui fait pas un cadeau XD Malgré le discours encourageant et positif que celui-ci lui a tenu pour l’enrôler dans ses troupes, Geist doute encore beaucoup d’elle-même et ne peut pas faire autrement que de se comparer à Sema. Et il faut bien avouer qu’elles ne jouent pas dans la même cour toutes les deux. Si Sema décide de n’en faire qu’à sa tête, Geist se demande légitimement ce qu’elle pourra faire pour la contrôler…
Un Shaka au teint hâlé, avec ses longs cheveux blonds, moi j’dis… Graou. La tentation de l’écrevisse à l’anglaise aurait pu être rigolote tu me diras ! XD Mais je n’ai pas eu le cœur de lui infliger un tel traitement…
Thétis n’est pas dans un état d’esprit qui la pré-dispose à se laisser complètement aller. Pour l’instant, elle s’efforce de tout contrôler et c’est bien parce que Mü est empathe comme elle, qu’elle a fini par se résoudre à lui demander un coup de main (de toute façon, elle ne pouvait pas lui mentir, donc…). Au fond, c’est quand même un peu synonyme d’échec tout ça. Par ailleurs, elle sait ce qu’elle représente pour Shaka et elle n’a pas envie de lui rendre la vie plus difficile qu’elle ne l’a été et surtout elle se dit qu’il a trouvé un équilibre sans elle : elle est sincèrement heureuse pour lui et elle ne va pas risquer de bouleverser cet état de fait. Saga l’a plutôt bien cernée sur ce coup-là.
Shaka et Saga partagent beaucoup, et notamment le fait que Saga lui a quand même un peu beaucoup sauvé la vie dans UDC, quand Shaka s’est débarrassé de sa divinité en se vidant de son sang par la même occasion. Ils se respectent et s’apprécient et j’aime à penser que Shaka était probablement l’un des seuls, si ce n’était le seul d’ailleurs, à « comprendre » l’acte de Saga quand ce dernier a assassiné Shion.
Concernant le changement climatique, je me dis que si tout le monde s’était secoué (en vrai, c’est une autre expression qui me vient en tête mais ce n’est pas très châtié XD) un peu plus tôt, peut-être qu’on n’en serait pas où on en est aujourd’hui. Il nous manque un Sanctuaire en fait XD Ceci étant, ça ne va pas être simple tout ça, tu as tout à fait raison ! L’avantage est en effet que désormais, Saga est totalement légitime dans son rôle et qu’il peut compter sur ses pairs. Heureusement, parce que sa pile d’emmerdes n’est pas prête de baisser XD
Un grand merci à toi pour ta lecture et ton temps ♥ La suite ne devrait pas trop tarder, alors à bientôt !
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Pauvre Geist, la voilà condamnée à jouer les chaperons d’une gamine qui pourrait la battre en éternuant… J’aime beaucoup le fait qu’en dépit du caractère kamikaze de la mission, elle l’accepte sans sourcilier par respect pour Alexei. Ce bonhomme n’en devient que plus intriguant… Il doit en avoir sous le pied pour arriver à ce résultat.
Côté Sanctuaire, c’est bien d’avoir des news de Shaka et de son passage en Inde. Là aussi, on parle de réchauffement climatique? Sale période à venir pour Saga et le domaine sacrée en perspective…
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Geist, ce personnage de filler qui n’aurait jamais dû exister XDDD A l’époque, j’avais bien aimé la demoiselle et en 1988, on ne savait pas ce qu’était un filler, n’est-ce pas… Je lui ai donc appliqué ma recette habituelle, en me basant sur le « canon » (ici l’anime) pour en conserver la base – a priori, un no name qui dans les faits n’a aucune légitimité – et lui trouver un écho dans l’UDC!verse. Donc un perso pas très puissant dont le destin au sein du Sanctuaire s’est interrompu très prématurément XD Son niveau de puissance est bas, inférieur à celui d’un bronze je dirais. Mais elle n’est pas dépourvue de cosmos pour autant, et a conscience de celui qu’elle détient. Face à une Sema, elle n’a effectivement pas la moindre chance. Pourtant elle accepte, c’est vrai.
Alexei, en la recrutant, lui a rendu un peu d’estime de soi. Se faire renvoyer du Sanctuaire parce qu’on n’a pas le niveau, c’est rude pour l’ego quand même… D’autant qu’à l’époque, on renvoyait des gamins devenus ados qui se retrouvaient du jour au lendemain sans le moindre avenir ! Certains l’ont mieux géré que d’autres (cf les « trouvailles » d’Aldé XD), et Geist est à ranger dans le second cas. Alexei, en lui accordant de l’importance, en lui disant qu’elle valait quelque chose, l’a aidée et de cela, elle lui est infiniment reconnaissante. Sans lui, les dieux seuls savent où elle en serait… (et en tant que lecteur, tu le sauras aussi mais biiiiien plus tard XD)
Y pas de raison que Shaka ne soit pas, lui aussi, confronté à des situations climatiques extrêmes. Tout part en cacahouète un peu partout, et son expérience indienne ne fait que renforcer Saga dans son amer constat et l’urgence qu’il y a à agir. De toute évidence, il y a un GROS problème 😀
Merci beaucoup d’avoir pris le temps de lire et de commenter ce chapitre ! C’est toujours un grand plaisir pour moi de savoir que cette histoire est lue et appréciée ^^
A bientôt pour la suite !
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Hello Al’ !
Encore un chapitre infiniment riche, et que j’ai beaucoup aimé pour de multiples raisons.
Le passage en Angola m’a intriguée. Que fait le Sanctuaire dans ce pays si ce n’est pas pour Sema ? Quelle est cette autre personne qu’ils semblent avoir repérée ? Aldébaran finira-t-il par croiser le chemin de Geist et de Sema, et si tel est le cas, que se passera-t-il ? Du côté d’Alexei, ce dernier vient de clairement expliciter qu’il avait pour mission d’affaiblir le Sanctuaire. OK, mais comment ? (là, j’ai bien entendu ma petite idée…) Et Geist qui accepte la mission que cet homme en qui elle semble avoir une entière confiance lui a confiée : quel est son rôle dans tout ceci ? (là aussi, je commence à avoir ma petite idée, bien aidée en cela par tes réponses à mes précédents commentaires). Quoi qu’il en soit, je comprends qu’elle s’interroge sur la pertinence de sa présence auprès de Sema, qui paraît si puissante. Et à ce sujet, j’ai beaucoup aimé l’ultime argument d’Alexei : « Parce qu’elle aussi, elle est toute seule ».
Bon et Shaka est donc de retour au Sanctuaire. Comme Lily je suis heureuse d’apprendre qu’il semble avoir réussi à trouver un équilibre grâce à l’ashram. Pourtant, je n’imagine que trop bien à quel point revenir au Sanctuaire, pour officier lors du mariage de celle qu’il a aimé (aime encore) et de l’homme qu’elle a choisi à sa place (car j’ai compris que l’Indien serait celui qui les marierait), pourrait lui être difficile. Sauf que c’est de Shaka que nous parlons. Son entretien avec Saga était très intéressant à plus d’un titre. J’ai personnellement beaucoup apprécié les explications concernant la raison d’être de l’ashram. Le changement climatique touche tous les territoires de manières bien différentes, mais ce sont toujours les mêmes qui trinquent. Ahrgh, si seulement il ne s’agissait que de fiction. Enfin bref… Et puis le ressenti de Thétis en tant que mère est quelque chose qui me touche beaucoup.
Hâte de découvrir la suite et de fêter enfin cet heureux événement dont TOUT le monde parle depuis si longtemps. Et puis qui sait ce que tous ces énergumènes vont nous réserver s’ils se mettent à picoler un peu ? 😉
Encore une fois, et au risque de me répéter encore (toujours), bravo pour ton histoire, pour cet univers si riche que tu partages avec nous, et pour l’amour que tu portes à tous tes personnages qui nous touchent tellement.
Bonne continuation, prends soin de toi et à tout bientôt !
Bises,
Phed’
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Coucou Phed’ !
Tout d’abord, merci, je suis ravie que ce chapitre t’ait plu ♥
Concernant l’Angola, a priori Aldé s’y trouve dans le cadre de la campagne de recrutement des futurs chevaliers lancée par Saga à la fin d’UDC, et notamment des futurs chevaliers d’or (parce que ça prend un peu de temps à former, ces bêtes-là et que dans l’UDC!verse, on ne devient pas chevalier d’or à 9 ans, n’est-ce pas…). Le Sanctuaire envoie des chevaliers à la recherche d’apprentis potentiels et lorsque un cas prometteur est détecté, Aldé va juger par lui-même. Donc il est très probable qu’un candidat intéressant se trouve en Angola :-p La suite nous dira ce qu’il en est exactement !
Effectivement, pour qui a lu les différents OS / drabbles de l’UDC!verse, on dispose de quelques pistes quant aux rôles de chacun et il est probable que l’avenir te donne raison sur pas mal de points. Tout est désormais dans la manière dont les choses vont se dérouler et se justifier 😉
Sema est très seule, c’est vrai, ostracisée comme elle l’est par ceux qui l’ont pourtant élevée. Trop différente et trop effrayante. Même si elle est très forte et très autonome, ça n’en reste pas moins une jeune adolescente en construction. Quant à Geist, bien qu’Alexei l’ait rendue à elle-même, elle est plutôt du genre solitaire également depuis son renvoi du Sanctuaire. Elles ont donc quelque chose en commun qu’Alexei a su identifier.
Shaka s’est lancé une sorte de défi : officier (tu as en effet bien saisi son rôle dans cette histoire !) lors du mariage de Kanon et Thétis. Moi j’dis, bravo. Parce que franchement, le challenge est difficile. Même si son esprit est très élevé, même si la jalousie, ce sentiment si bassement humain, lui est d’une certaine façon totalement étranger, même s’il est capable d’un détachement souverain, ben… c’est pas facile facile. Thétis, il l’aime vraiment, avec ses tripes. Contrairement à d’autres, il arrive à dompter cette émotion viscérale, mais cela lui demande un effort particulier. Qu’il a accompli, personne ne dira le contraire. Sauf qu’il l’a fait à distance et désormais confronté de nouveau à ce sentiment, il reste un doute. Tout petit, certes, mais un doute quand même…
Le changement climatique, on nous a dit dès les années 70 que ça allait nous tomber dessus mais personne n’en a eu cure. Et effectivement, dans le cadre de cette histoire, le contexte est on ne peut plus réaliste, malheureusement.
Au sujet de Thétis, je suis contente de savoir que ce qu’elle vit avec Andreas a su te trouver et te toucher. Ce n’est pas toujours évident à écrire, surtout pour moi, mais ta réaction me rassure en me disant que je ne me fourvoie pas trop sur le sujet 🙂
Alors pour le mariage, on se rapproche, on se rapproche XDDD Ce ne sera pas encore pour le chapitre suivant mais presque XD Après, ça devrait dérouler par contre, possiblement sur 2 ou 3 chapitres, je ne sais pas encore car je n’ai pas évalué la taille de la bête.
Heureuse que tu perçoives l’amour que j’ai pour cet univers et ses protagonistes, c’est vraiment le plus important pour moi lorsque je partage leurs histoires avec les lecteurs. J’ai envie de « partager cet amour » avec d’autres personnes en qui ce qu’ils sont peut trouver un écho. Donc un immense merci de te sentir concernée par leur sort ♥
A tout bientôt, bises !
Al’
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