Nouvelle Ère – Émergence – Chapitre 17

Arènes principales, Sanctuaire, Grèce, 28 Mai 2006

La sueur plaquait les fins cheveux raides et blonds sur le front bombé d’Armand et coulait à ses tempes en dépit de la fraîcheur du soir qui remontait depuis la mer. De nouveau, il repartit à l’assaut, avec toujours aussi peu de succès : son poing fendit l’espace vide d’où son maître avait déjà disparu.

« Derrière toi », fit la voix laconique du chevalier du Capricorne.

Shura se tenait quelques pas dans son dos, les mains dans les poches, exactement dans la même position que celle qu’il occupait aux yeux d’Armand moins d’un seconde plus tôt. Devant lui.

Un lourd soupir de dépit échappa au jeune Français, comme ses épaules ployaient sous la fatigue.

« Vous êtes trop rapide. »

Un léger rire cascada du côté de l’adulte et Armand prit la mesure cuisante de l’idiotie de sa remarque. Pourtant, malgré le rouge qui lui montait aux joues, il ne put s’empêcher de rajouter, dépité :

« C’est impossible pour moi de vous toucher, vous le savez très bien.

— Je le sais, oui. Mais tu dois quand même essayer. Allez : recommence. »

Recommencer ? Ils se trouvaient, tous les deux, au centre de l’arène principale depuis près de deux heures. Les lieux, plutôt animés en fin de journée comme à l’accoutumée, s’étaient peu à peu vidés pour les laisser seuls dans un face-à-face qui avait prouvé l’incapacité d’Armand à être à la hauteur de son statut d’apprenti chevalier d’or. Une fois de plus, songea-t-il, accablé tant par l’épuisement que la honte.

Pourtant, tout avait plutôt bien commencé. Fort des appréciations flatteuses des chevaliers de bronze qui l’avaient dégrossi puis des quelques chevaliers d’argent qui l’avait poussé dans ses retranchements afin de tester sa vitesse et sa résistance, il avait réussi à faire fi de sa timidité et de son appréhension pour se positionner en tant qu’aspirant à la charge suprême. Bon, d’accord : son ami Ethan, si persuasif, n’était pas pour rien dans sa candidature. Trop persuasif d’ailleurs alors que l’apprenti Gémeaux avait réussi à le convaincre que, si, si, il avait le niveau pour prétendre – prétendre ! – remplacer un jour le chevalier d’or du signe sous lequel il était né.

Non, décidément, ce jour-là, il aurait mieux fait de se casser une jambe. Ainsi, Shura n’aurait jamais posé les yeux sur lui, et n’aurait jamais eu l’occasion de voir à quel point il était nul et incapable et faible et ridicule. Est-ce qu’à être trop minable, on pouvait en mourir ? Sûrement. Parce que c’était exactement ce à quoi il aspirait, là, tout de suite : mourir pour oublier la pitié qu’il inspirait à coup sûr à ce maître ô combien immérité.

Trébuchant, il se réceptionna à plat ventre, les yeux, le nez et la bouche remplis de poussière alors qu’un malencontreux réflexe lui avait tiré une inspiration brutale pour pallier son souffle coupé. Il se remit péniblement à genoux pour cracher tout ce qu’il pouvait, les larmes coulant sur ses joues pour emporter les grains minuscules qui irritaient le dessous de ses paupières. Sans le voir, il devinait la présence de Shura à côté de lui, qui le contemplait par en haut. Allons, après cet ultime et lamentable échec, le chevalier d’or n’allait pas manquer de le renvoyer parmi ceux de ses camarades destinés à l’anonymat. Avec un peu de chance, il deviendrait un chevalier de bronze, si tant était qu’il trouvât un autre maître charitable qui voulût bien s’occuper de lui. Le cosmos, il l’avait. Certes encore jeune, instable et beaucoup trop faible. Mais cela suffirait peut-être.

« Relève-toi. »

Armand fut tenté de demander pour quoi faire, mais son respect des règles et de la hiérarchie fut le plus fort et il obéit. Avant de sursauter quand la main du Capricorne s’abattit sur son épaule.

« Sais-tu pourquoi tu ne parviens pas à me toucher ?

— Parce que je ne suis pas assez rapide.

— Pour quelle raison ? »

Il savait qu’il avait très certainement l’air stupide mais il ne put s’empêcher de scruter le visage de Shura qui le dépassait de près de deux bonnes têtes, à la recherche de la réponse qu’il était censé fournir à une question inutile de son point de vue. Le soleil avait disparu derrière le Mont Étoilé mais les lueurs du crépuscule étaient encore assez vives pour conférer du relief aux traits acérés du chevalier d’or ainsi qu’une dureté dont Armand avait compris – au moins ça – qu’elle n’était que le fruit de son imagination. L’insistance du Chevalier d’Or à le voir enchaîner des tentatives toutes plus vaines les unes que les autres n’avait rien à voir avec une quelconque sévérité ou cruauté et tout avec une patience infinie.

« Je n’en ai pas la capacité et je ne l’aurai jamais, répondit le jeune adolescent, sombrement. C’est tout.

— Personne ne l’a. »

Hein ?

Interloqué, Armand étudia son maître alors qu’il s’éloignait pour aller se positionner au centre de l’arène. Il le vit d’abord lever les yeux vers le ciel qui peu à peu se piquetait d’étoiles avant de regarder autour de lui. N’était-ce pas un soupir de sa part qu’il venait de surprendre ? A coup sûr, il devait tout à la profonde déception que lui inspirait son apprenti lequel, en sus de rien réussir, ne comprenait de tout évidence rien à rien. Renfoncé dans ses pensées moroses, ce fut à peine s’il entendit la voix feutrée et toujours légèrement étouffée de Shura s’élever de nouveau dans le silence du soir :

« Aucun être sur terre n’est capable de se déplacer à une telle vitesse par lui-même. Aucun. Et quand bien même ce serait le cas, son enveloppe physique n’y résisterait pas.

— Pourtant…

— Oui ? »

Shura n’avait pas bougé, ses mains n’avaient toujours pas quitté ses poches, mais Armand crut lire comme un geste d’encouragement de sa part. Ravalant sa salive, il poursuivit :

« … Pourtant j’ai déjà pu me déplacer aussi vite qu’un chevalier d’argent. Et je n’ai pas été blessé.

— Je te repose donc la question : pourquoi ?

— Parce que j’ai utilisé mon cosmos. »

La sensation était restée prégnante en dépit des nombreux mois écoulés. La première fois l’avait stupéfié et toutes celles qui avaient suivi, émerveillé. C’était comme se couler dans un bon bain chaud quand tout autour de soi était glacial. Ou entrer dans un halo de lumière rassurant en laissant derrière soi une nuit sombre et inquiétante. Depuis, ce ressenti ne l’avait pas vraiment quitté et il s’était habitué à sa présence quasi-permanente quelque part en lui sans qu’il fût en capacité de préciser où, exactement. Ceci étant dit :

« Mais ça n’a rien à voir ! Rajouta-t-il, en proie à la frustration devant le sourire sibyllin de son Maître. Même avec mon cosmos, je suis incapable de vous suivre. Je n’ai pas – il se mordit les lèvres – ce que vous avez, vous.

— Le septième sens. »

Le garçon opina en silence et baissa les yeux.

La brise avait encore fraîchi mais Shura avait beau le sentir, il n’avait pas froid. Son aura, élevée de quelques dixièmes de degrés, palpitait à la surface de son corps en une couche tellement mince que même ses propres pairs auraient dû y regarder à deux fois pour la détecter. Il lui semblait qu’il respirait mieux depuis quelques temps, ainsi accompagné de sa propre chaleur. Quant à savoir pourquoi… Il s’ébroua mentalement, rajustant sur son apprenti son regard qui s’était égaré dans le vague.

« Certains en disposent depuis la naissance, concéda Shura. C’était mon cas. Pour d’autres, il se manifeste plus tard, souvent à l’adolescence. Et pour d’autres encore, il s’acquiert, il s’apprend, comme on apprend à lire, à écrire et à compter. Ce qui compte, c’est le résultat ; pas le moyen de l’obtenir.

— Le septième sens est inné chez les chevaliers d’or, répliqua Armand, son attention toujours obstinément fixée sur l’extrémité de ses chaussures.

— Qui dit ça ?

— Tout le monde dit ça.

— Dans ce cas, tout le monde se trompe. »

L’adolescent avait relevé un œil, curieux et intéressé. Shura, cependant, le laissa en être pour ses frais ; ce n’était pas le moment. Pas encore. Lorsque le garçon aurait trouvé sa voie par lui-même, alors oui, il lui en dirait plus. Pour l’heure, il ne souhaitait pas le diriger d’une façon ou d’une autre dans une direction qui ne devait appartenir qu’à lui-même car elle était la seule à pouvoir le mener à bon port.

Le déception qui avait remplacé la curiosité dans le regard d’Armand fut brève et laissa – enfin – la place à une question :

« Vous croyez que je pourrai… atteindre le septième sens un jour ?

— Et toi, crois-tu que je continuerais à te consacrer du temps dans le cas contraire ?

— Mais… »

Depuis combien de temps, déjà, se trouvait-il au Sanctuaire ? Au moins trois ans. Peut-être même pas loin de quatre. A l’exception de son – faible – cosmos, Armand n’avait pas le sentiment d’avoir jamais manifesté une aptitude particulière à l’apprentissage du septième sens. Certains de ses camarades déployaient bien plus de puissance que lui au même âge et que dire de Ethan ? Son ami avait usé de son septième sens jusqu’à l’extrême limite de son propre corps pour sauver le Sanctuaire et les chevaliers d’or par la même occasion, moins de deux ans plus tôt. Certes, il n’était pas tout seul ; mais quand même. Il l’admirait presque autant que son maître dont en cet instant si proche de la nuit, il devinait plus qu’il n’apercevait le regard perçant rivé sur lui.

Quatre ans bientôt. Quatre ans et il était toujours là quand d’autres avaient depuis déserté les séances d’entraînement, réaffectés à d’autres tâches plus en rapport avec leurs capacités. A cet idée, les épaules de l’adolescent se redressèrent.

Voilà. C’est mieux.

Néanmoins, ce garçon allait également devoir apprendre à dissimuler un peu mieux ses émotions comme ses pensées. Shura percevait le réveil soudain de ses espoirs au travers des pulsations sourdes de son jeune cosmos. Il se mordit les lèvres pour ne pas laisser transparaître son amusement : Armand n’avait aucune conscience de ses capacités réelles. Aldébaran et Aiolia les avaient décelées relativement tôt, confortés dans leur pressentiment par les avis des chevaliers qui avaient testé l’adolescent. Et lui-même, en dépit de son peu d’enthousiasme initial à l’idée de disposer d’un apprenti aussi tôt – il n’avait pas encore quarante ans – n’avait pu qu’abonder dans le sens de ses compagnons.

La formation d’un chevalier d’or passait par de nombreuses étapes avant que l’apprenti désigné passât l’essentiel de son temps de formation avec celui qu’il était censé remplacer. Si tant était, en outre, que celui-ci fût en vie à ce moment-là. Shura, lui, avait eu la chance d’être formé par son prédécesseur mais le cas n’était pas si fréquent et souvent au cours des siècles, les apprentissages avaient été confiés à des chevaliers d’argent.

Au stade où se trouvait Armand, il avait encore beaucoup à apprendre auprès des chevaliers présents au Sanctuaire et Shura ne s’occuperait personnellement de lui à temps plein que dans deux ou trois ans. Néanmoins, il savait toute l’importance que pouvait revêtir son implication aux yeux du garçon, en terme de motivation et de reconnaissance. Cette petite séance d’entraînement n’était pas aussi impromptue qu’elle en donnait l’impression : l’Espagnol donnait régulièrement ses consignes aux chevaliers d’argent et il avait anticipé sa venue au Sanctuaire en conséquence. Il ne s’agissait pas de transformer Armand en l’espace de quelques heures mais plutôt de lui fournir les clés nécessaires à sa progression pour que la prochaine fois, il eût la satisfaction de partager ses progrès avec son maître.

Parce que tout était déjà là, prêt à éclore pourvu que l’adolescent acceptât de se faire assez confiance. Or, de confiance, il en était manifestement dépourvu pour le moment et il convenait de remédier à cette lacune.

« Quoi que tu en penses, ton cosmos est ton meilleur allié. C’est lui que tu dois utiliser pour gagner en vitesse, en puissance et en résistance.

— C’est ce que je fais, Maître.

— Non. C’est ce que tu crois faire. Le laisser être en toi et percevoir sa présence ne veut pas dire que tu t’en sers. Regarde. »

Le centre de l’arène s’illumina soudain lorsque le cosmos du Capricorne repoussa les ombres de la nuit avec lesquelles sa silhouette vêtue de noir en était venue à se confondre. L’or pâle et clair – presque autant que celui qui caractérisait Camus songea l’Espagnol avec une pensée fugace à l’égard de son vieil ami – se déploya avant de se répandre au ras du sol en cercles concentriques qui escaladèrent les premiers gradins de pierre sertissant l’enceinte.

Armand s’était raidi lorsque les flots dorés le submergèrent, avant de se détendre. Un peu. A l’inverse son ébahissement allait crescendo alors que la présence cosmique de Shura s’affermissait un peu plus à chaque seconde, l’air saturé d’électricité crépitant tout autour d’eux.

« Ceci est mon cosmos aujourd’hui. Il n’a rien à voir avec ce qu’il était lorsque j’avais ton âge. Le tien sera identique en terme de puissance parce que c’est sa vocation de grandir avec toi et pour toi grâce à la force que tu vas lui donner au cours de ton apprentissage. Sous cette forme cependant, il n’est rien d’autre que la manifestation de ce que je suis, en tant qu’être humain. Est-ce que tu comprends ? »

Le garçon hésita, avant de hocher la tête. A son niveau, il avait déjà pu éprouver les caractéristiques de sa propre aura, Shura le savait, même si elles étaient sans commune mesure avec celles d’un chevalier d’or. Néanmoins, les fondamentaux restaient les mêmes.

« Le cosmos est une extension de toi-même. Il est toi, et tu es lui. Le moment où tu as pris conscience de son existence vous a indissolublement liés. En conséquence, sa force est aussi la tienne et vice-versa. Et ainsi… »

L’air se comprima. La pression, énorme, fit grincer les dents de l’adolescent et ses mains se portèrent à ses oreilles. Le bras droit de Shura continua cependant à s’élever, lentement, tandis que les atomes à la lisière de son cosmos déployé se réarrangeaient à une vitesse folle et que l’or s’intensifiait de place en place jusqu’à former un cercle sous forme d’une ligne unique qui les entourait tout en épousant au plus près la forme ovoïde de l’arène.

« … Ta puissance devient infinie. »

Il y eut un seul et unique craquement. Celui de la pierre qui casse net sous l’effet d’un coup de burin ajusté. Un tremblement ébranla le sol et remonta dans les jambes de Shura et de l’adolescent qui avait serré les poings en prévision d’un danger. Puis, plus rien. L’or reflua comme il était apparu, rendant à l’Espagnol le confort de l’ombre tandis qu’Armand, égaré, tournait lentement sur lui-même. Rien ne semblait avoir changé, y compris sous la lumière diaphane de la Lune dont l’arrondi venait de surgir au dessus des arènes. Pourtant… Si. Shura l’observa tandis qu’il s’approchait des gradins pour en gravir les deux premières rangées. Avant de s’immobiliser.

« C’est impossible ! S’exclama le garçon, abasourdi, avec dans la voix une note de frayeur. Vous avez… »

Le Capricorne avait découpé la totalité de l’enceinte selon un plan horizontal. Rien de bien méchant : les lieux en avaient vu d’autres et un œil exercé n’aurait pas manqué de repérer les profondes entailles un peu trop nettes dans les antiques blocs de calcaire au regard de leur âge vénérable. Certaines étaient de son fait ; d’autres, celui de ses prédécesseurs. Dans le cas présent, il n’avait détruit qu’un demi millimètre de pierre et la partie supérieure soudain désolidarisée de sa base s’était reposée aussitôt sur cette dernière sans autre conséquence qu’une légère secousse. Tout en douceur, aurait ironisé Angelo s’il s’était trouvé là.

Mais il n’était pas là.

« Armand, viens ici. »

Sous la Lune, les cheveux blonds du jeune Français étaient presque blancs et Shura ne put s’empêcher de penser au contraste peu avenant qu’il devait offrir à ses côtés. Qui savait si l’espèce de révérence un peu craintive qu’il devinait chez l’adolescent à son égard n’avait pas quelque chose à voir avec cette austérité de façade dont il n’arrivait toujours pas à se débarrasser malgré le temps écoulé ?

« Je veux que tu réessayes. Mais cette fois, en mobilisant ton cosmos.

— Maître, je ne crois pas… Je ne crois pas que je saurai.

— Visualise clairement ton objectif. Énonce-le, là-dedans – l’index de Shura tapota le front de son apprenti – et partage-le avec ton cosmos. Donne-lui les commandes. Lui saura. »

Et le Capricorne de reculer, loin, à l’autre extrémité de l’arène sans quitter Armand des yeux. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait son aura se manifester, aussi ne fût-il pas surpris d’entrevoir çà et là de fins liserés dorés au détour des volutes orangées qui le caractérisaient encore à ce stade. Cette vision fit remonter sans prévenir à la surface de ses pensées un souvenir qui lui serra la gorge. Marine et son cosmos d’argent pur traversé de l’or du septième sens, celui qu’elle avait renié autant qu’elle l’avait toujours possédé. Celui avec lequel elle l’avait empêché de mourir.

Armand, déjà, s’élançait. Par le prisme de son propre cosmos, Shura détailla sa course, en découpa les impulsions, analysa ses variations. Il le vit arriver sur lui, plus rapide que précédemment. Plus décidé aussi. Le doute qui avait présidé à ses assauts antérieurs, qui le faisaient hésiter au dernier moment, avait disparu sous l’énergie concentrée dans le coup qu’il venait d’armer. A gauche ou à droite ? Shura disposait encore des centièmes de seconde nécessaires pour se décider. Ou feinter, pourquoi pas ? Son pied glissa vers la gauche et la course de l’adolescent s’infléchit dans le même instant. Bien. Déjà lui parvenait le déplacement de l’air, fendu par son assaillant. Plus qu’un infime instant. Il bascula brusquement sur la droite. Et un poing auréolé d’or jaillit du néant droit vers son flanc.

Il le stoppa net du plat de la paume, à distance somme toute raisonnable de ses côtes. Mais le garçon, lui, était hilare. Et Shura réalisa qu’il ne l’avait encore jamais vu vraiment rire.

« Je vous ai touché ! S’exclama-t-il en se redressant tout en frottant ses phalanges endolories. J’ai réussi !

— Oui, tu as réussi. Bravo, Armand.

— J’ai compris, Maître ! Mon cosmos… Je l’ai senti, il a pris le dessus, c’est lui qui m’a mené droit sur vous. »

Le sérieux revenait sur les traits encore ingrats de l’adolescent et lorsqu’il cessa tout à fait de sourire, ce fut pour s’incliner d’un air grave devant Shura.

« Merci pour cette leçon, Maître. Je saurai en faire bon usage.

— Il te reste encore beaucoup de travail pour maîtriser ce que tu as découvert ce soir. Ainsi que – Shura marqua un temps d’arrêt – beaucoup de souffrances. Je te l’ai dit, ton cosmos va grandir en même temps que toi, mais il va aussi gagner en puissance. Pour le moment, vous êtes encore en capacité de coopérer mais un jour viendra où il tentera de s’affranchir de toi, ou de t’utiliser. Tu devras alors l’en empêcher. »

L’adolescent avait pâli mais son dos et ses épaules demeuraient droits, comme aiguillonnés par la menace implicite suggérée par les paroles du Capricorne. Ce que celui-ci lui disait ce soir, le garçon ne l’oublierait jamais, il en était persuadé.

« Exerce ton corps, Armand, ainsi que ton mental sans tenir compte de tes propres limites. Ce jour-là, c’est toi qui devras être le plus fort. »

Et le rester, jusqu’à la fin de ta vie. Parce que dans le cas contraire, tout ce que tu croiras être devenu ou avoir réussi, n’aura soudain plus aucun sens et il te faudra tout réapprendre. Douter. Souffrir. Sans la certitude que cette fois encore tu réussiras.

« Pour contrôler ton cosmos avant que celui-ci ne te contrôle. »

Palais, Sanctuaire, Grèce, 28 Mai 2006

Elle ne l’avait pas attendu et dormait, le dos tourné à la porte qu’il referma avec précaution. La Lune, presque pleine dans le ciel piqueté d’étoiles, déversait dans la chambre sa lumière effilée par les persiennes ; les courbes et les creux du corps de Rachel se découpaient dans la pénombre bleutée et ondulaient paisiblement sous le drap au rythme de sa respiration.

Cette nuit-là, pourtant, il était moins tard que d’habitude. Ses échanges avec Shaka avait conféré au Pope un répit mental qui ne serait sans doute jamais rien de plus mais s’avérait le bienvenu à deux jours du mariage de son jumeau. Cette idée lui tira un sourire mince et l’impression que son cœur s’allégeait d’un poids. La Vierge avait raison : cet événement était synonyme de joie et d’espoir et il se devait d’en profiter pleinement, sans penser au reste.

Il se rapprocha du lit et toujours silencieux, posa un genou sur le matelas avant de se pencher au-dessus d’elle. Sous les mèches grises échappées de la tresse qu’elle avait l’habitude de confectionner avant de se coucher, son visage était à peine visible. Non sans une hésitation, il effleura la peau nue entre la bretelle de son vêtement et son cou : elle ne broncha pas. Alors, dans un soupir, il se laissa aller contre les oreillers empilés du côté du lit qui lui était dévolu.

Saga n’aurait su en vouloir à sa compagne d’accorder plus de respect à son propre sommeil que lui n’en aurait jamais. Néanmoins les nuits qu’ils ne passaient plus vraiment ensemble s’ajoutaient les unes aux autres depuis plusieurs mois et ce constat alimentait l’impression de moins en moins diffuse qu’une distance s’était instaurée entre eux. Une distance qui n’aurait jamais dû se trouver là.

En effet, s’ils ne se disputaient plus depuis longtemps, il y avait, parmi ceux qui s’étaient installés entre eux, des silences dont Saga admettait être le seul responsable. Comme il comptait sur elle, elle comptait sur lui mais force était de constater qu’il ne s’était pas montré à la hauteur depuis que Rachel avait exécuté son demi-frère. Elle en était revenue secouée ; il avait écouté, partagé avec elle ses interrogations, cherché avec elle des réponses dont il avait décidé qu’elles n’existaient probablement pas et qu’une fois de plus, Dimitri Dothrakis s’était ingénié à pourrir la vie de sa demi-sœur en la plongeant dans l’angoisse. En un mot comme en cent, il avait remisé le sujet loin en-dessous de la pile.

Il avait des circonstances atténuantes : la reconstruction du Sanctuaire, la réforme des traditions d’apprentissage, les armures disparues, les difficultés d’Asgard et depuis plusieurs mois, l’enchaînement des catastrophes naturelles qui mobilisait ses troupes. Ce n’était pas tant qu’il ne voulait pas, mais plutôt qu’il ne pouvait pas.

Vraiment ?

A côté de lui, Rachel bougea un peu dans son sommeil, et le drap glissa de ses épaules. D’un geste précautionneux, il le remonta sur elle et ce faisant, bascula sur le flanc pour se rapprocher d’elle. Il ne la touchait pas mais percevait la chaleur de son corps et un bras replié sous sa tête, ferma les yeux pour mieux en savourer la sensation.

Oui, vraiment. Il savait de quoi Dimitri était capable – à savoir du pire – mais puisqu’il avait déjà commis l’irréparable et l’innommable sans que cela lui rapportât ce qu’il avait espéré, et que désormais il était mort, quelle menace pouvait-il représenter ? Son dernier baroud d’honneur s’était résumé à un discours nébuleux, empreint de menaces sans consistance, une ultime provocation de bas étage qui, parce qu’elle était destinée à la personne dont il avait détruit l’existence, ne pouvait que rencontrer un écho. Aioros lui-même en avait convenu lorsque Saga s’était ouvert de ses doutes auprès de lui et le Sagittaire était autrement plus capable d’empathie que le Pope.

Ceci étant, ce n’était pas une excuse. Réaliser que la femme qu’il aimait préférait désormais se cantonner au silence plutôt que de s’ouvrir à lui de ses inquiétudes et de ses doutes parce qu’il n’avait pas réussi à faire preuve de l’écoute nécessaire lui était une douleur inédite. Alors que son frère et Thétis s’apprêtaient à convoler en juste noces et ainsi témoigner de leur foi l’un envers l’autre, la certitude qu’il ne voulait perdre Rachel à aucun prix s’en revenait le gifler avec la même vigueur que trois ans plus tôt. Comment, par tous les dieux, avait-il pu oublier cette sensation insupportable de par son idée même ?

L’envie de la serrer dans ses bras le taraudait mais il demeura immobile, toujours proche d’elle à la toucher. D’une pensée, il caressa néanmoins l’esprit de sa compagne pour l’assurer de sa présence ; il le trouva fermé. Ses yeux, qu’il n’avait pas conscience d’avoir fermés, se rouvrirent dans la pénombre, sur la nuque à demi-masquée par la longue tresse grise qui n’avait pas bougé.

Parmi les silences de Rachel, il y en avait d’autres qui ressemblaient à celui auquel il venait d’être confronté. Ils étaient rares et le plus souvent fortuits, frappant le Pope par l’absence soudaine de la présence de sa compagne alors même qu’elle se tenait à ses côtés, des absences qui ne duraient jamais et qu’un sourire ou un geste tendre effaçait aussitôt. Des silences auxquels Rachel ne semblait accorder aucune importance ou dont elle n’était peut-être pas même consciente ?

Il n’avait besoin que d’un centième de seconde pour le vérifier. A peine plus, si d’aventure il découvrait dans l’esprit de la Grecque que ces vides auxquels il était confronté ne l’était pas tant que ça. Il pourrait alors… Non, se morigéna-t-il. Il n’avait pas le droit. Ils partageaient déjà beaucoup, au cœur du Domaine Sacré où bien peu de pensées pouvaient être conservées par devers soi. Rachel, comme n’importe lequel d’entre eux, méritait sa part d’intimité que tous avaient convenue de préserver autant que possible d’un tacite mais commun accord. Passer outre serait revenu à la trahir. A les trahir, tous les deux.

La respiration, suspendue, de Saga retrouva un rythme normal. Il était temps pour lui de revoir ses priorités. Montrer à ceux auxquels on tenait qu’on les aimait ne passait pas que par le travail accompli pour garantir leur confort et leur sécurité, ou l’énergie dépensée pour les préserver de toute préoccupation. Parce que pendant ce temps-là, il n’était pas avec eux. Pas avec son jumeau. Pas avec Rachel. Or cette dernière avait besoin de lui autant qu’il avait besoin d’elle, elle devait pouvoir lui faire confiance comme lui lui accordait la sienne. L’idée qu’il put en être autrement n’avait pas de sens. Pas après tout ce temps. Pas après toutes ces années où ils n’avaient pas été ensemble. Pas après la maladie. Pas après les Portes.

Il finit par céder à son impulsion et non sans délicatesse, il entoura de son bras la taille mince de sa compagne. Un murmure ensommeillé lui parvint ; elle ne chercha cependant pas à se dégager et le silence revint comme il épousait son corps. Le nez dans ses cheveux, il baissa de nouveau les paupières.

Pardonne-moi, laissa-t-il échapper dans les limbes du Surmonde. Et laisse-moi te retrouver.

La respiration paisible qu’il perçut quelques instants plus tard acheva de le rassurer assez pour qu’à son tour, il sombrât dans le sommeil.

* * *

Quelques heures. C’était tout ce qui restait de la nuit ainsi qu’en attestait le clignotement paresseux des chiffres sur l’écran du radio-réveil que Rachel regardait fixement, les yeux grands ouverts. Si elle ne bougeait pas, si elle contrôlait scrupuleusement son souffle, si rien ne laissait supposer qu’elle était éveillée dans les bras de Saga, au creux d’elle-même palpitaient l’angoisse et le chagrin tels des papillons affolés. Combien de temps allait-elle pouvoir tenir ainsi, dans ce non-dit coupable ? Combien de temps avant qu’il ne la confrontât et l’obligeât à cette vérité qu’elle se refusait à lui livrer ? Combien de temps avant que… ?

Oh mon amour…

Un craquement audible de ses seules oreilles envahit son esprit puis résonna dans ses os alors que son cœur se brisait.

Mont Étoilé, Sanctuaire, Grèce, 29 mai 2006

Au fur et à mesure de sa progression sur l’étroit sentier, la présence du Domaine Sacré à l’entour de sa conscience s’éloignait, telle une mélodie mise en sourdine. Rachel finit par ne plus la percevoir du tout après avoir franchi l’éperon rocheux qui lui masquait le Domaine Sacré en contrebas. Bien lui en avait pris de s’engager dans ce périple avant que tous ne fussent arrivés au Sanctuaire ; dans le cas contraire, elle aurait rencontré bien plus de difficultés à s’éclipser, au sens propre du terme. Un instant, l’idée que Saga allait s’interroger au sujet de son absence la traversa mais ce n’était pas la première fois qu’elle se rendait sur le Mont Étoilé à l’occasion de ses tours et détours sur l’île lors de ses entraînements quasi quotidiens, et il devinerait bien assez tôt sa localisation. Après tout, ce n’était pas du lieu dont il devrait s’inquiéter.

Elle marqua un temps d’arrêt, la tête levée vers le sommet qui se distinguait par sa seule masse sous la couronne de brume du petit matin. Un long et profond soupir lui échappa tandis qu’un calme qu’elle n’avait pas ressenti depuis des mois descendait subitement en elle. L’instant d’après, son pas lui parut plus léger et sans doute l’était-il alors que dans le même temps, elle prenait note de la nécessité d’entretenir le chemin raviné par les pluies de l’hiver.

Il lui fallut encore un bon quart d’heure avant de parvenir sur le dernier replat de la montagne, à l’extrémité duquel se dressait le temple. Simple et de taille modeste, ses murs de calcaire disparaissaient sous l’entrelacs des branches d’ampélopsis qui les avaient colonisés au fil des décennies. A cette époque de l’année, l’aspect sinistre du bâtiment enchâssé dans le treillis sombre était tempéré par les feuilles toutes neuves, d’un vert gai et printanier et qui avaient achevé de se déployer depuis quelques semaines.

Rachel prit le temps de tourner lentement sur elle-même pour contempler l’île du Sanctuaire à trois cent soixante degrés. Le bleu de la Méditerranée, partout. Tout juste miroitant à l’est, encore profond au sud, à l’ouest et au nord. Du haut du Mont Étoilé, elle ne pouvait apercevoir ni les criques et les plages, ni le Domaine Sacré dans son intégralité ; elle avait vue par contre sur le bourg où logeaient les habitants et le personnel du Sanctuaire, sur les baraquements des novices, sur le sommet des arènes principales. Sur presque tout ce que le Sanctuaire comptait de lieux de vie en somme et qui, de là où elle se trouvait, étaient comme figés derrière un voile invisible mais indéchirable.

Il lui fallut quelques minutes pour se recentrer ; elle avait perdu l’habitude du silence, du vrai, celui qui avait cessé de régner en elle depuis plus de deux ans à présent. Une seconde, il lui sembla expérimenter ce qui ressemblait à de la solitude ; une seconde seulement alors que sous l’effet de ce silence soudain, son corps se rappelait à son souvenir avec son cortège d’intrus.

Tournant alors résolument le dos au débouché du sentier, elle marcha droit vers le temple.

* * *

Le terme n’était pas des plus adéquat, se fit-elle comme réflexion en poussant la porte pour pénétrer dans la seule pièce qu’elle comptait. En matière de “temple”, Rachel se targuait de s’y connaître en bonne fille du Sanctuaire qu’elle était or ce bâtiment avait de toute évidence servi d’habitation plutôt que de lieu de culte en dépit des colonnades qui en ornaient le pourtour. Une habitation au confort tout relatif, avec ses trois fenêtres étroites, son sol et son plafond en pierre, son foyer central et ce qui tenait lieu de sanitaires dans un recoin. Les niches creusées dans les murs avaient dû servir de garde-manger et de rangements divers. Du mobilier, des éventuels tapis ou des objets du quotidien qui s’étaient trouvés là, il ne restait plus rien depuis des siècles, si ce n’était plus.

Étonnamment, il n’y faisait ni froid, ni humide. La température y demeurait constante quelle que fût la saison, et l’atmosphère agréable. Bien que cela fît des années qu’elle n’y avait plus mis les pieds – elle se contentait en général de faire le tour du sommet avant de redescendre vers le Domaine Sacré – Rachel se surprit à sourire et à se détendre une fois la porte refermée derrière elle.

Cet état ne durerait que le temps pour elle de se mettre à l’ouvrage, elle le savait. Quant à son état d’esprit après, elle n’osait encore en préjuger. Chaque chose en son temps, et un mental apaisé était pour l’heure tout ce dont elle avait besoin.

Sous la fenêtre tournée vers le nord, une estrade de pierre surmontée d’un soubassement également en marbre, occupait la pièce. Ce pouvait être un banc, mais plus probablement la préfiguration d’un lit dont le confort devait tout à l’époque à de respectables épaisseurs d’étoffes, de laines et de paille.

Délaissant la cape dont elle s’était entourée pour son ascension débutée tout juste avant l’aube, Rachel s’y installa en tailleur, la nuque et les épaules relâchées, ses avant-bras reposant sur ses genoux, ses mains retombant dans le vide. Elle conserva les yeux ouverts sur la ligne de l’horizon qui coupait le monde en deux nuances d’azur, encadré par les montants de la fenêtre. Il n’y avait rien d’autre. Plus rien d’autre que l’espace autour d’elle. Et en elle.

Les pensées se bousculèrent d’abord dans le vide de son esprit avant de s’effacer les unes après les autres, déçues du peu d’attention dont elle les gratifiait. Il n’en resta bientôt plus qu’une par ci, une autre par là, errant telles des âmes en peine qui à leur tour surent retourner se fondre dans le maelström informe d’où elles avaient surgi. Rachel prit une profonde inspiration. Et plongea.

Mü était un expert ; pas elle. Néanmoins, elle avait suffisamment écouté et observé, pour tenter d’appliquer à elle-même ce qu’elle se serait refusée d’expérimenter sur autrui. Son corps lui apparut de prime abord telle la masse d’os et de chair, d’eau et de sang qu’il était, un territoire étrange et chaotique qu’elle ne connaissait qu’au travers de l’usage qu’elle en retirait. Ce corps qui était le véhicule de son être, elle l’avait sollicité au-delà des limites humaines permises deux années plus tôt et à l’instar de ceux de ses compagnons, il accusait désormais une usure prématurée dont la date de naissance inscrite sur le passeport de Rachel ne serait plus jamais en mesure de refléter la réalité. Elle n’était pas surprise de ce constat comme elle affinait son exploration, les organes d’un côté, les muscles, le réseau artériel et veineux de l’autre, le squelette, enfin, lardé d’innombrables fractures consolidées en guise de médailles pour services rendus. Les efforts consentis devant les Portes avaient mis ses organes vitaux à contribution plus que de raison et, en dépit de sa santé recouvrée selon les conclusions de son dernier bilan médical, Rachel en visualisait les conséquences au travers de son propre cosmos. Sur le papier, elle n’avait pas encore trente-six ans ; son corps, lui, en accusait près de cinquante.

Affinant sa concentration, elle s’aventura avec résolution plus profondément dans la matière : il n’était plus question de reculer.

Les battements de son cœur cependant s’étaient accélérés sous l’effet de ce qu’il fallait bien désigner par son nom : la peur. Elle reculait ce moment depuis des semaines, depuis que ce qu’elle supposait avait fini par se transformer en un savoir qu’elle n’osait pourtant pas nommer. Or, elle savait aussi que tant qu’elle ne s’y serait pas confrontée, alors un pan entier de son être persisterait à refuser l’évidence. Parce que c’était bien de cela qu’il s’agissait : une évidence. Aussi tangible que brutale.

Sa concentration vacilla lors qu’elle les décela. Les particules dorées. Du moins fût-ce ainsi qu’elle choisit de les nommer car existait-il seulement un terme pour les désigner dans l’univers sub-atomique dans lequel elle s’aventurait ? L’avertissement de Mü lui revint en mémoire quand ce dernier avait évoqué les moyens mis en œuvre pour  »réparer » l’épaule de Shura ; lorsque tout n’est plus que pur cosmos, il est infiniment tentant de s’y abandonner. Or, le pur cosmos, c’était exactement ce à quoi sa conscience était désormais réduite : ses cinq sens inutiles et devenus muets, le sixième en tant que guide et le septième pour exister. Lui seul la rattachait encore à la réalité. Qu’elle lui cédât et…

Ses cellules avaient commencé à se teinter d’or. Elles n’étaient encore que quelques unes parmi les milliards qui constituaient son corps mais sous son regard à la fois fasciné et terrifié, le processus était à l’œuvre. Sous l’effet d’une force plus importante que celle qui les aggloméraient en molécules, les atomes cédaient, les uns après les autres, leur place aux particules du cosmos né du zodiaque. Le cosmos qui avait pu naître, grandir, et exploser à travers elle pour guider Saga de l’autre côté des Portes et empêcher Leur Ouverture. Le cosmos, fruit de la conjonction des douze énergies zodiacales les plus puissantes que la Terre eût jamais portées. Ce cosmos qui désormais s’appropriait le corps qui lui avait permis de s’exprimer, le grignotait, s’en repaissait pour gagner… en consistance.

L’image la frappa en même temps qu’elle prenait du champ, regagnant à toute vitesse des niveaux de matières plus accessibles et surtout moins susceptibles de l’égarer sans espoir de retour. Ce faisant, elle prit conscience de la douleur familière qui s’éveillait avec elle le matin, qui à l’occasion l’accompagnait une partie de la journée, qui parfois s’invitait sans prévenir dans une fulgurance qui la laissait sidérée de souffrance avant de disparaître aussi vite qu’elle était apparue. En l’occurrence, la souffrance l’envahissait de toutes parts mais parce qu’elle demeurait pour l’heure encore détachée de son enveloppe charnelle, Rachel en isola l’origine ; son attention se redirigea dans un réflexe vers son poignet gauche.

Évidemment.

L’or qui en avait remplacé la chair avait continué à creuser sa route et enchâssait désormais l’os tout entier. Si les cellules de celui-ci étaient affectées par le même phénomène que celui qu’elle venait d’observer dans ses tissus, elle aurait été bien en peine de le vérifier tant le métal l’avait recouvert et grimpait désormais à l’assaut de son radius et de son cubitus. Pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas toutefois, elle fut soudain persuadée que ce n’était pas le cas, que l’or utilisait son squelette comme support afin de mieux se répandre. Quant à sa nature, il était dorénavant acquis qu’il tirait sa matérialité directement du processus à l’oeuvre au sein de ses chairs. Et de son sang, ainsi qu’elle s’en avisa quand elle aperçut les irisations dorées qui parfois illuminaient ses artères.

Elle ne réalisa qu’elle avait fermé les yeux que lorsqu’elle les rouvrit pour retrouver les aplats dégradés de bleus de la mer et du ciel encadrés par la fenêtre en face d’elle. Une profonde inspiration qui tenait lieu du réflexe gonfla sa poitrine au moment où l’impression d’avoir cessé de respirer se dissipait et que la réalité autour d’elle se recomposait. Bientôt, son incursion en elle-même se mua en impression ; une action pieuse de son cerveau qui lui offrait ainsi de la distance avec ce qu’elle venait de découvrir. Toute la question était de savoir si elle serait suffisante.

Ses genoux protestèrent lorsqu’elle se déplia ; elle se rapprocha d’un pas chancelant de l’encadrement de pierre, ses doigts maladroits peinant à tourner la poignée qui n’avait pas fonctionné depuis plusieurs années. Le temple était resté ouvert aux quatre vents jusqu’à ce qu’un Pope avisé et dont le nom avait sombré dans les limbes de la petite histoire, s’employât à le préserver des intempéries. D’autres après lui avaient remis le bâtiment en état sans cependant le priver de ses particularités dont celle de se dresser à l’à-pic de la face nord du Mont Étoilé, la plus abrupte et la plus verticale qui plongeait tout droit dans la mer qui battait inlassablement sa base.

Les deux mains bien à plat sur le rebord en pierre, Rachel se pencha au dessus du vide. Sans être officiellement sujette au vertige, elle n’avait jamais vraiment goûté ce genre de sensation et elle déglutit en jaugeant les mille mètres qui la séparait de la surface en béton armé de la mer Égée. Survivrait-elle à une telle chute ? Pour n’importe qui, la question ne valait pas la peine d’être posée ; pour des gens comme elle, ou comme ses compagnons, elle méritait réflexion.

A quelle niveau de l’échelle de la douleur se mesurerait celle qui serait ressentie en pareil cas ? Et celle qui désormais allait creuser son lit dans son corps un peu plus chaque jour ?

Ses paupières s’abaissèrent comme son torse oscillait d’avant en arrière, pris dans la brise humide qui remontait le long de la paroi rocheuse. Ce n’était pas le niveau qui importait, mais la durée. Combien de temps ? Quelques mois ? Une année ? Plus ? Ses ongles crissèrent sur le bord de la fenêtre, raclant le calcaire qui s’effrita sous leur labour. A moins que le cosmos accomplît son œuvre de telle manière à la priver progressivement de ses sens ; ainsi elle ne ressentirait rien.

Que ce soit rapide dans ce cas.

Cela pourrait l’être. Si elle le laissait prendre le dessus. Si elle cessait de lutter. Si elle abandonnait.

Elle eut une brève expiration et un sourire mince étira ses lèvres. Ses poings se serrèrent. Son corps se raidit puis se figea au-dessus du vide dont elle s’emplit le regard.

Abandonner. Quelle drôle d’idée.

6 réflexions sur “Nouvelle Ère – Émergence – Chapitre 17

  1. Coucou Al’ !

    Eh bien, quel chapitre ! La dernière partie m’a secouée. Vraiment. Je me suis retrouvée au-dessus du vide avec Rachel, à me poser les mêmes questions qu’elle. Et pendant un bref instant, même si je savais qu’elle ne craignait rien (au moins pour le moment), j’ai eu peur. Et puis la dernière phrase m’a permis de souffler. Rachel ne peut pas abandonner. Évidemment. Parce que ce serait trop facile, trop lâche, et trop éloigné de tout ce qui la définit. Mais mince, j’espère qu’elle réussira à parler de tout cela avec Saga. Pour briser les silences qui se sont imposés entre eux, pour obtenir de l’aide, pour continuer à exister, ensemble. Oui, j’espère que tout s’arrangera pour tous les deux. Parce que Saga aussi m’a fait de la peine. Heureusement que le mariage arrive dans deux jours, tiens ! Ça remontera le moral de tout le monde ! 😀

    J’ai aussi beaucoup aimé la première partie avec Shura et Armand. Les relations maîtres-élèves sont importantes dans l’œuvre originale et c’est un aspect que je trouve très intéressant moi aussi. J’aime beaucoup comment tu as écrit la relation entre Shura et son apprenti, et comment tu as su retranscrire les doutes et le manque de confiance en soi de ce dernier. Parce qu’il est vrai qu’avoir un tel chevalier comme mentor et modèle, ça doit tout de même impressionner. Mais le Capricorne semble être un excellent pédagogue et je suis donc convaincue qu’il parviendra à effacer tous les doutes de son apprenti pour en faire un grand chevalier d’Or qui lui succédera de la meilleure des façons (histoire de permettre à Shura de prendre une retraite bien méritée avec qui on sait ;-)).

    Donc comme à chaque fois, j’ai pris beaucoup de plaisir avec cette excellente lecture, et j’ai hâte de lire la suite lorsque celle-ci viendra (et puis… J-2 avant la noce ! Yess !!).

    Merci de partager ton histoire avec nous, bonne continuation à toi, bon dimanche et à très vite.

    Bises,

    Phed’

    Aimé par 1 personne

    • Coucou Phed’ !

      Encore une fois, un immense merci pour ton temps et ta gentillesse ! Si je partage cette histoire, c’est pour que les lecteurs puissent la découvrir et potentiellement l’apprécier 😉 De fait, que tu prennes du plaisir à la lire c’est que du bonus pour moi ❤

      La fin de ce chapitre est écrite depuis un petit moment déjà mais pas depuis aussi longtemps que d'autres parties qui sont stockées sur mon disque dur depuis un bon paquet d'années. Si le fil narratif concernant Rachel est globalement ficelé (ha ha) (oui, je me fais des blagues toute seule) il m'a semblé nécessaire de creuser le sujet pour préciser ce qu'elle évoque à demi-mot avec Dôkho un peu plus tôt dans l'histoire. Dôkho sait que des transformations sont à l'oeuvre dans son cosmos et se répercutent dans son corps, elle lui en a parlé (et il est le seul à être au courant). Ici, on en découvre un peu plus sur ce qui se passe… et qu'elle n'avait ni anticipé, ni même imaginé. A dire vrai, Nathan, son père, n'était pas du tout au courant que ça pouvait arriver d'autant que Moïra, sa grand-mère, n'a pas eu à souffrir du même phénomène puisque 1/ Les Portes ont gagné en 1938 et 2/ la quasi totalité des chevaliers d'or à l'époque sont morts. Dans le cas présent, ils sont tous vivants, avec des cosmos en pleine forme (hormis Dôkho qui est certes un peu "fatigué"). Bref, encore une chose dont personne n'avait connaissance, et pas particulièrement réjouissante…

      Tu as raison, ce n'est pas le genre de Rachel d'abandonner. Elle peut avoir des moments de doutes ou d'angoisse mais ça ne dure pas, elle arrive à trouver les ressources nécessaires pour rebondir, du moins jusqu'ici. Cette fois, l'épreuve risque d'être rude toutefois… et c'est aussi la raison pour laquelle elle n'en parle pas à Saga car elle ne veut pas l'inquiéter, ou qu'il en souffre. Ca part d'une bonne intention de sa part mais je suis d'accord avec toi : il faut com-mu-ni-quer ! Là, chacun s'enferre dans son silence, et imagine des raisons au silence de l'autre qui ne sont pas les bonnes. Bien sûr que Rachel ne peut pas rester seule pour porter le poids de son secret mais encore faut-il qu'elle le comprenne et l'accepte.

      Saga est sur beaucoup de fronts en même temps, il a besoin de souffler. Le mariage sera un interlude bienvenu, ça va lui changer les idées !

      La partie avec Shura et Armand est écrite de longue date par contre 🙂 La future génération va apparaître pour une bonne partie dans Nouvelle Ere. Ces personnages n'ont pas vocation à être autre chose que des persos secondaires, voire tertiaires à ce stade mais ils ont leur importance et leur utilité. De plus, ils symbolisent le temps qui passe, et la continuité du Sanctuaire ainsi que les changements qui vont avec. Shura est un super maître ❤ Armand a énormément de chance et en plus, son maître est plutôt du genre équilibré ce qui est un atout important dans le "job" si on ne veut pas finir cinglé XD (et effectivement : plus tôt leur succession est garantie, plus tôt Shura et Angelo pourront partir en retraite :D)

      Comme toi, je trouve que la relation maître-élève est importante dans Saint Seiya et je suis contente de pouvoir l'intégrer dans l'UDC!verse via la Next-gen. Cela confère aussi, je trouve, aux personnages une épaisseur supplémentaire car cette relation qu'ils vont nouer les uns après les autres avec leurs successeurs potentiels en dit long aussi sur ce qu'ils sont.

      Encore une fois, un tout grand merci à toi !

      Bises !

      Al'

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  2. C’est la douche froide ce chapitre. Autant on a une belle vision d’espoir avec la formation d’Armand, autant les révélations sur Rachel viennent bien miner le morale… M’enfin, elle ne va se laisser faire la patronne, on la connait.

    C’est drôle de voir à quel point Saga est à côté de la plaque concernant son aimée. Ils ne comprennent vraiment rien ces mecs.

    Aimé par 1 personne

    • L’UDC!verse, ce n’est jamais tout rose ou tout noir : un peu comme la vie, quoi XD

      Finalement, la transmission est au coeur de ce chapitre. D’abord avec Shura qui via son enseignement auprès d’Armand participe au futur du Sanctuaire et de fait, au sien propre que, pourtant, il a du mal à entrevoir pour le moment : Angelo n’est pas là.

      Ensuite avec Rachel qui subit la transmission en lien avec son hérédité. Ce qu’il lui arrive est inévitable, c’est le prix à payer pour avoir vaincu les Portes puisque les vaincre signifie avoir réussi l’union des douze cosmos. L’union persiste en elle quand bien même elle n’est plus utile et elle est « dépassée » par cette puissance.

      Ce constat fait d’ailleurs écho à l’avertissement que donne Shura à Armand : il faut contrôler son cosmos pour ne pas se laisser contrôler par lui. Dans le cas présent Rachel ne peut malheureusement pas lutter, le combat est trop inégal. Alors c’est vrai que ce n’est pas son genre de se laisser faire mais là… :-/

      Saga a trop de choses dans la tête pour réussir à hiérarchiser ses priorités pour le moment et percevoir les ressentis de Rachel, lui-même ayant du mal à y voir clair. Disons qu’un peu plus de communication les aiderait ! (et certains mecs sont plus doués que d’autres XD On va dire que sur ce coup-là, Saga ne fait pas partie des meilleurs XD)

      Merci beaucoup pour ta lecture et pour ton temps !

      J’aime

  3. Enfin j’ai eu le temps de lire ce chapitre!

    J’ai beaucoup aimé la première partie. Pauvre Armand, un tout petit manque de confiance en soi peut-être? Heureusement que Shura est beaucoup plus empathique et fin psychologue qu’il ne le laisse paraître. C’est un excellent maître! Et j’ai beaucoup aimé qu’il insiste sur le fait que le septième sens peut s’apprendre à force d’entraînement. Certaines choses sont certes données à la naissance (le cosmos), mais pas toutes, ou du moins pas à tous, et disposer de certains dons ne veut pas dire que tout doit s’obtenir facilement et sans efforts. Ce qui veut aussi dire que la possibilité de s’améliorer et d’aller au-delà de ce qu’on a reçu existe.
    Et puis bon, un peu de destruction des arènes, même si elle est à peine perceptible, c’est toujours positif, ça faisait longtemps!;-)

    Rachel par contre semble être dans de beaux draps… Dévorée à petit feu par le cosmos, voilà qui n’est pas un sort enviable! Et devoir porter ce secret toute seule est encore plus terrible. J’espère qu’elle pourra partager cela avec quelqu’un (Saga a heureusement l’air d’être prêt à essayer). Et qu’une solution se présentera…

    Bon je vais lire le suivant! A bientôt!
    Lily

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    • Merci beaucoup d’avoir pris le temps de lire et de commenter ce chapitre ! ♥

      Certains gamins ont plus d’assurance que d’autres mais Armand ne joue clairement pas la première catégorie XD Il manque effectivement beaucoup de confiance en lui même si tout au fond, il sait bien qu’il n’est pas là par hasard mais il a tellement peur d’échouer ou de ne pas être à la hauteur qu’il préfère s’en persuader « à titre préventif » pour être moins déçu si vraiment ça ne fonctionne pas. Et quand on a pour maître une chevalier d’or, on a quand même un chouïa plus de pression XD

      Shura fin psychologue ? En même temps, pour avoir tenu le choc pendant des années aux côtés d’Angelo et réussi tant bien que mal à l’empêcher de vriller complètement, oui, je crois que tu as raison XD Plus sérieusement, il a de vraies qualités d’écoute et n’est pas du genre (dans l’UDC!verse en tout cas) à émettre des jugements à la hâte ou trop définitifs. Il a tendance à se faire confiance, en fait, et à suivre son instinct. il se trouve que dans le cas présent, ce dernier lui souffle de miser sur Armand donc il donne toutes ses chances au garçon.

      C’est tout à l’honneur de Shura de rappeler que le 7ème sens peut aussi s’acquérir et se maîtriser à force de travail et d’efforts. C’est vrai que certains sont avantagés que d’autres, ceux qui en disposent dès la naissance par exemple, mais cela ne veut pas pour autant dire que c’est impossible. Shura fait partie des chanceux : lui l’avait dès le départ, il n’a eu qu’à en apprendre la maîtrise. Mais il sait aussi que ce n’était pas le cas de tout les autres chevaliers d’or (à noter que le sujet est un peu tabou entre eux, aucun n’aime vraiment en parler parce qu’il y a cette espèce d’idée reçue selon laquelle celui ou celle chez qui le 7ème sens ne serait pas inné serait forcément moins « fort ») et il veut rassurer Armand. De plus, c’est ça aussi l’esprit Saint Seiya : la récompense au bout de l’effort, cette idée qu’on n’a rien sans rien et le dépassement de soi. Merci de le rappeler car ce sont des valeurs qu’on aime bien balayer sous le tapis depuis quelques années.

      J’avoue : pour les arènes, je me suis un peu beaucoup fait plaisir 😀

      Étant donné que Rachel est la première de sa famille depuis un bon paquet de générations à avoir gagné contre les Portes, on va dire que les « effets secondaires » d’une telle victoire avaient fini par sombrer dans l’oubli. L’univers d’UDC étant basé sur des notions d’Equilibre, le fait qu’il y ait un prix à payer pour l’excédent colossal d’énergie qui a été généré devant les Portes n’est finalement pas si surprenant. En l’occurrence, sa situation fait écho aux explications que Shura donne à Armand sur l’importance d’être en capacité de contrôler son propre cosmos avant que celui-ci ne cherche à le contrôler. Dans le cas de Rachel, le cosmos généré en elle par le Zodiaque est clairement hors de contrôle. On va dire que sa situation va devenir de plus en plus compliquée…

      Merci encore pour ton intérêt, RDV sur le chapitre suivant !

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