Nouvelle Ere – Emergence – Chapitre 19

Sanctuaire, Grèce, 30 Mai 2006

Les imprécations marmonnées depuis l’autre côté de la pièce par son jumeau devant la glace interrompirent Saga dans sa patiente tentative de démêlage d’une mèche récalcitrante ; un dernier coup de brosse aussi brusque qu’agacé le délivra de son sacerdoce.

« Ce fichu nœud refuse de rester droit », grogna Kanon tout en triturant son col pour la énième fois, son frère désormais à côté de lui et qui le contemplait dans le miroir.

« Laisse-moi faire. »

Avec un soupir, le cadet pivota face à l’aîné qui défit entièrement la cravate pour la repositionner autour de son cou et s’atteler à la confection d’un nouveau nœud.

« Voilà. C’est mieux, non ? »

De nouveau, ils firent face à leurs reflets et Kanon hocha la tête, satisfait :

« Tu as toujours été plus méticuleux que moi.

— Plus patient, surtout. »

Un ça dépend de quel point de vue on se place, se coula silencieusement entre eux avant d’être emporté au loin. Deux sourires, l’air identique mais subtilement différents, se confrontèrent à leurs répliques dans la glace. Saga, habillé d’un complet bleu foncé, chaussures sombres et lustrées et cravate en soie parfaitement ajustée, avait refermé sa main sur la taille de son jumeau, par dessus la veste gris perle qui surmontait un gilet que Kanon était en train de boutonner.

« Tu es très élégant, commenta l’aîné avec un sourire approbateur.

— Profites-en, ce ne sera pas tous les jours.

— Que tu te maries ? J’espère bien ! »

Reculant d’un pas, Saga rassembla la lourde chevelure de son frère dans son dos et, saisissant le ruban sombre posé sur la commode, entreprit de le lacer en bas de sa nuque.

« Une vraie mère poule, plaisanta Kanon qui ne s’en laissait pas moins faire, ses yeux verts suivant chacun des gestes de son autre lui-même dans le miroir.

— La nôtre t’aurait obligé à tailler dans la masse pour avoir l’air plus présentable le jour de ton mariage.

— Et pour ne pas faire de jaloux, elle t’y aurait forcé, toi aussi », compléta Kanon avec toutefois une douceur inusitée qui vit Saga relever un instant les yeux par-dessus son épaule avant de poursuivre sa tâche.

Le visage ainsi dégagé en partie – deux mèches azur l’encadraient toujours – Kanon avait tout à coup l’air plus jeune que son jumeau. Ils s’examinèrent l’un l’autre encore quelques secondes avant que Saga n’allât à la fenêtre qu’il ouvrit en grand pour allumer une cigarette. Kanon refusa celle qu’il lui proposa :

« Thétis n’apprécierait pas.

— Et elle aurait raison. Tiens, les retardataires sont arrivés, regarde. »

Du bout de l’index et du majeur qui enserraient la cigarette, le Pope désigna le parvis tout en bas du Domaine Sacré, traversé par cinq silhouettes empressées, aux épaules singulièrement chargées. Kanon plissa les yeux et gronda :

« Ah les enfoirés…

— Tu t’attendais à quoi, franchement ?

— Voyons voir : au hasard, qu’ils respectent la volonté du marié ?

— Et ne pas faire plaisir à la mariée ? Ils t’aiment tous mais ils aiment Thétis plus que toi. Je pensais que tu te serais fait à cette idée depuis le temps. »

La taquinerie de Saga tira un soupir à peine exagéré à son cadet qui lui lança un regard torve quand le Pope enfonça le clou avec un sourire de plus en plus large :

« Tu as donc si peur qu’elle change d’avis ?

— Mais tu… »

Saga esquiva le poing lancé dans sa direction. D’un cheveu.

« Bien sûr que non, grommela Kanon en rajustant sa veste. Simplement…

— … Tu veux qu’elle n’ait d’yeux que pour toi. C’est vrai que ce n’est pas toujours le cas, dis donc.

— Bon tu as fini ? »

Après avoir écrasé son mégot contre le rebord de la fenêtre et l’avoir expédié avec une précision inhumaine jusque dans la jarre à l’entrée des jardins deux étages plus bas, Saga se tourna vers son frère. Un pli de contrariété avait pris naissance entre ses sourcils froncés et de son cosmos émanait une anxiété confuse que son aîné n’avait pas perçue chez lui depuis plus de vingt ans.

« Hé, l’interpella doucement Saga. C’est toi qu’elle a choisi, rappelle-toi. Depuis le premier jour.

— Je sais. Je sais que j’ai cette chance – Kanon soutint le regard de son frère, exacte réplique du sien – et je sais aussi que j’aurais pu la perdre il y a deux ans, que j’ai failli tout gâcher en me comportant… ou plutôt en ne me comportant pas comme un homme digne d’elle.

— Et pourtant, elle a accepté de t’épouser. C’est donc qu’elle te connaît bien.

— Mieux que moi-même ? C’est ça que tu t’apprêtes à conclure ?

— Quelque chose dans ce goût-là, oui. »

Kanon souffla brièvement par le nez avant de secouer la tête, un sourire s’esquissant sur ses lèvres et dans ses yeux.

« Je suis heureux, Saga. J’ai Thétis, j’ai Andreas et je t’ai, toi. Il y a dix-sept ans, je n’aurais pas parié dessus et pourtant, c’est arrivé.

— Tu oublies qu’entre temps, tu as failli mourir, puis rester paralysé, rit l’aîné des jumeaux, et qu’aujourd’hui, tu es debout et presque en aussi bonne forme que moi. »

Le rire de Saga s’éteignit cependant quand il poursuivit avec gravité :

« Pour ma part, je suis heureux que tu le sois. Et là-dessus, moi non plus je n’aurais pas parié. »

Kanon ferma les yeux et son front alla reposer contre la tempe de son frère qui, un bras passé sous sa veste, l’attira contre lui. La chaleur de leurs corps serrés l’un contre l’autre les envahit jusqu’à baigner leurs pensées de sa force apaisante. Ensemble. Quoi qu’il arrive. Un mantra qu’ils n’avaient eu de cesse de se chuchoter mutuellement depuis l’enfance mais que l’adolescence avait commencé à mettre à mal jusqu’à le briser en mille morceaux un jour funeste de février. Ils avaient alors éprouvé l’un et l’autre les limites de ces mots auxquels ils avaient pourtant conféré le plus grand des pouvoirs et qui les avaient plongés dans la plus grande des souffrances.

Le souffle de Kanon se confondait avec le sien et le cœur de Saga rata un battement, comme il en avait déjà raté tellement depuis que tous deux avaient de nouveau aboli une frontière qui ne les concernait pas. Qui ne les avait jamais concernés. Le corps et le cosmos de son cadet lui étaient aussi familiers que s’ils étaient les siens propres et il savait qu’il en était de même pour Kanon. Le trouble qu’il retirait de cette évidence n’en restait pas moins prégnant ; il lut les mêmes images et le même vertige que le sien dans les yeux verts qui réapparurent quand la porte s’ouvrit.

« Dites-moi que vous êtes prêts, tous les deux. »

Les bras croisés, appuyée contre le chambranle, Rachel les observait avec un petit sourire entendu. Les jumeaux se délacèrent sans hâte et lorsqu’elle fut près d’eux, Kanon lui attrapa la main pour déposer ses lèvres dans sa paume comme Saga lui dérobait un baiser. Elle savait. Tout le monde savait.

Et alors ?

« Inutile de te poser la question en ce qui te concerne en tout cas, constata le Pope.

— Merci de le remarquer », répliqua-t-elle sur le même ton faussement blasé avant de protester dans un éclat de rire quand il la renversa sans prévenir dans ses bras pour embrasser sa gorge :

« Ce satané chignon est censé tenir jusqu’à la fin de la journée, enfin !

— Et le jour de ton mariage, tu seras aussi en rouge ?

— Ce n’est pas rouge, c’est bordeaux, corrigea Rachel à l’attention de Kanon. Et plus toi ou n’importe qui d’autre remettra ce sujet sur le tapis, moins on y pensera. Ah, au fait, en parlant de couleur… »

En entrant, elle avait déposé le bouquet de la mariée sur le lit. Elle alla en tirer une rose immaculée aux pétales bordés d’un fin liseré rouge, puis en raccourcit la tige qu’elle épingla à la boutonnière de Kanon :

« Et pas de discussion. »

Le blanc de la fleur était à ce point parfait que le marié en devina instantanément l’origine et Kanon dressa un sourcil interrogateur à l’attention de Rachel qui précisa :

« Elle travaille dessus depuis le début de l’année.

— Mais elle n’a pas… ? S’inquiéta le cadet des jumeaux.

— Rassure-toi – la Grecque posa une main apaisante sur son bras – c’est Aphrodite qui a créé cette fleur, elle n’a fait que lui redonner vie avec la main verte qui la caractérise. Et, non : elle n’est pas empoisonnée. Regarde – elle brandit la tige coupée – elle n’a même pas d’épines ! »

Saga, qui n’avait pas réagi, n’en glissa pas moins un regard soulagé à l’attention de sa compagne qui lui répondit mentalement :

« Thétis n’est pas folle.

— La tentation n’en est pas moins grande.

— Non. Aussi difficile puisse être son quotidien, elle ne prendra jamais un tel risque. »

Rachel avait l’air assez catégorique pour que Saga acquiesçât sans discuter plus avant. Ils avaient partagé leurs inquiétudes au sujet de la jeune femme, sans y mêler Kanon tant ce dernier semblait décidé à vouloir conserver ce sujet par devers lui. Aussi peu empathes fussent les Gémeaux, il aurait fallu être aveugle pour ne pas deviner les affres dans lesquels Thétis se débattait depuis la naissance d’Andreas. Toutefois, pour une raison qui échappait à Saga et Rachel, Kanon n’était pas disposé à en parler à son propre jumeau et ce dernier avait choisi de respecter son silence.

Rachel se prenait à espérer que ce ne fût pas une erreur, aussi plaçait-elle toute sa confiance en Thétis qu’elle s’était promis de soutenir autant que possible. Et elle n’avait pas besoin de la confirmation de Saga pour savoir que ses intentions étaient similaires aux siennes.

Elle jeta un coup d’œil au réveil matin posé sur la table de chevet :

« Bon allez ouste : vous descendez accueillir nos invités – certains piétinent déjà. Et, Kanon : que je ne te vois pas remonter, sous un prétexte ou sous un autre.

— Je ne vois absolument pas pourquoi tu me dis ça.

— Non, bien sûr. Ta femme, tu la découvriras en même temps que tout le monde, que ça te plaise ou non ! »

* * *

Le claquement des talons de Rachel dans le couloir attira l’attention de Thétis :

« Ça y est ?

— Oui ! – la Grecque se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche – tu vas enfin pouvoir sortir d’ici.

— Tu ne trouves pas que ça plisse, là, sur la taille ?

— Que ça… Ilona, par pitié, dis-lui, toi : moi, elle ne m’écoute plus. »

L’Ukrainienne présentement à genoux en train de jouer avec Andreas assis au milieu d’un tapis multicolore, laissa échapper un rire :

« Tu es très belle Thétis, et ta robe est parfaite.

— Mais…

— Il. N’y. A. Pas. De. Mais. »

Rachel avait ouvert les mains et scrutait Thétis par en-dessous. « Tu es parfaite. Kanon ne te mérite pas.

— Ne dis pas n’importe quoi, souffla la Suédoise avant de pivoter de nouveau vers son miroir et lui jeter un nouveau regard critique.

— C’est la vérité. »

Thétis haussa ses épaules nues, sans répondre puis, apercevant le regard émerveillé de son fils rivé sur elle dans la glace, elle lui adressa un sourire avant de se retourner pour aller l’embrasser.

Alarmée, Ilona tendit un bras pour l’en empêcher, sans succès :

« Fais attention à ta robe ! L’avertit-elle, fort heureusement sans conséquence.

— Cela ne te dérange pas de t’en occuper ? Lui demanda Thétis au moins pour la quatrième fois.

— En aucun cas – Ilona eut un regard affectueux pour le bébé qui se dandina sur le tapis – je l’ai mis au monde ce petit, alors je suis ravie de le voir grandir. Je te l’amènerai après la cérémonie et avant le repas, comme convenu.

— Merci », répéta encore Thétis sous les soupirs de Rachel qui avait levé les yeux au plafond.

Devant le silence soudain qui s’éternisait par-dessus les babillements d’Andreas, elle redressa la tête pour aviser la mariée, plongée dans ses pensées.

« Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Oh. Rien. C’est juste que je me disais… Enfin… Tu ne trouves pas que tout ceci – Thétis parcourut la pièce de la main d’où le diamant de ses fiançailles jeta un éclat bref, un geste qui englobait aussi tout le reste – est… inespéré ?

— Mon petit doigt me dit que ce n’est pas à ce terme-là que tu penses en réalité.

— Donc tu trouves aussi, rétorqua la Suédoise en ignorant la remarque.

— Non. Mais je te connais. »

Rachel quitta son fauteuil pour venir se poster derrière son amie, ses mains sur ses épaules. Elle posa son menton dans le creux de son cou :

« S’il ne devait y avoir qu’une seule personne sur cette Terre qui mériterait d’être heureuse, alors ce serait toi.

— Tu ne sais pas ce que tu dis.

— Oh si. Crois-moi.

— Même si c’est au détriment d’autrui.

— Tu ne comprends pas : c’est parce que tu es heureuse que les autres le sont. De cela, tu ne dois pas douter. Jamais. »

Les yeux de Rachel avaient fini, au fil des mois, par recouvrer l’essentiel de leur couleur d’origine, à savoir un bleu sombre. Celui-ci toutefois demeurait en partie veiné d’or et quiconque n’y était pas habitué trouvait son regard dérangeant. Thétis, elle, aimait s’y raccrocher lorsqu’elle se surprenait à douter. La veille, elles avaient passé la soirée, puis la nuit ensemble après avoir dîné avec les jumeaux qui s’étaient retirés de leur côté. Drôle d’enterrement de la jeune fille qu’elle n’était plus depuis longtemps mais pour rien au monde, elle n’aurait voulu que les choses se déroulassent autrement. Les souvenirs qu’elles partageaient étaient si nombreux malgré les années passées par Rachel loin du Sanctuaire qu’ils avaient rythmé chacun des mots échangés. Dans l’intimité des heures au plus profond de la nuit, Thétis avait retrouvé l’amie qu’elle connaissait alors que la Grecque se laissait aller à être elle-même, des moments devenus rares au fil des années. Elle avait perçu ce que Rachel ne montrait à personne, pas même sans doute à Saga avait songé la Suédoise avec tristesse et une certaine inquiétude sans toutefois réussir à mettre le doigt sur ce que l’autre femme dissimulait précisément. Quelque chose était là, tapi, qui la rongeait mais qu’elle ne voulait pas partager. Il y avait eu un instant, juste avant qu’elle s’endormissent, où les doigts de la Grecque s’étaient resserrés sur les siens, où sa bouche s’était entrouverte sur des mots contenus dans son regard soudain égaré ; seul le silence cependant s’était échappé d’entre ses lèvres, un minuscule soupir et les paupières de Rachel s’étaient fermées.

Pour l’heure toutefois, Thétis fixa ses yeux étranges dans le miroir et s’en trouva rassérénée. Elle se laissa aller contre la Grecque qui referma ses bras autour d’elle, ses deux mains posées sur le ventre de la Suédoise.

« Shaka a accédé à notre demande mais je me rends compte à quel point nous – j’ai été égoïste en osant lui proposer une telle chose, murmura-t-elle. A quoi ai-je donc pu penser ?

— Au fait que ceux qui te sont chers ont une place privilégiée dans ton cœur. Il a accepté en toute connaissance de cause et Shaka, désormais, se connaît bien. Grâce à toi.

— Sa vie était plus simple avant moi.

— Il ne vivait pas, avant toi.

— Tu as donc réponse à tout ?

— Peut-être. Essaye encore, pour voir ? »

Un rire secoua le corps de Thétis, moulé dans sa robe blanche qui épousait ses formes avec une précision scandaleuse et elle se retourna pour nouer ses poignets autour du cou de Rachel.

« Et Andreas ? Souffla-t-elle, son sérieux retrouvé. Et Kanon ? Crois-tu qu’ils peuvent être heureux avec une mère et une épouse qui n’a plus le droit d’accéder à ce qu’ils sont au plus profond d’eux-mêmes sous peine de les tuer ? »

Une main laissée sur la taille de Thétis, Rachel remonta l’autre jusqu’au visage de la Suédoise. Du bout des doigts, elle lui caressa la joue avant de tourner la tête vers Andreas :

« Regarde ton fils, Thétis. Regarde-le bien. Depuis au moins deux semaines, il ne se réveille plus la nuit. Je ne l’ai pas entendu pleurer une seule fois depuis ce matin. Il est là, avec toi et il n’émane de lui que de la sérénité. Non – Rachel avait levé une main pour contrer l’objection de la Suédoise – l’alignement sur le premier axe que lui a imposé Mü n’est pas la seule raison à cette amélioration. Et tu sais très pourquoi, je te l’ai déjà expliqué. »

Thétis avait suivi le regard de la Grecque. Comme obéissant à un signal, l’enfant releva la tête pour contempler sa mère en silence. Elle hocha la tête lentement à son attention et, l’air satisfait, il retourna à ses occupations.

Andreas était plus serein parce que sa mère l’était. Ne plus percevoir son appétit incontrôlé pour le cosmos – quand bien même les premiers jours il avait effectivement détesté d’être ainsi bridé comme l’avait prédit Mü – avait permis à la jeune femme d’oublier le fait qu’elle n’était pas en mesure de répondre à l’exigence de son fils et ses angoisses s’étaient apaisées. Elle réalisait que sa propre anxiété se communiquait au bébé et qu’à eux deux, ils en étaient venus à alimenter un cercle vicieux qui les faisaient souffrir autant l’un que l’autre.

Thétis prit une profonde inspiration. Ce ne serait pas facile mais c’était possible, avec de la patience, du temps et de l’abnégation. Rien de bien différent, en somme, de ce qu’elle avait vécu – et, par certains côté, subi – depuis ce jour où elle avait demandé à son oncle de faire d’elle un chevalier du Sanctuaire.

« Quant à Kanon, reprit Rachel en extirpant Thétis de ses pensées, s’il y en a un qui se demande s’il mérite tout ce qu’il lui arrive, c’est bien lui ! Tu n’imagines pas tout ce que tu représentes à ses yeux. Il t’aime et il a besoin de toi. Tout comme Andreas. Il n’y a pas, et il n’y a jamais eu besoin de cosmos pour aimer.

— D’accord, tu as gagné.

— Tu en doutais ?

— J’espère que tu as conscience d’à quel point Saga a déteint sur toi.

— Si ça se trouve, c’est l’inverse. »

Les lèvres de Thétis étaient sucrées sous les siennes, constata Rachel lors du bref baiser dont elle la gratifia et du pouce, elle essuya une larme qu’elle vit perler au coin de l’œil de la Suédoise.

« Ton maquillage du jour t’interdit de pleurer, tu es courant ? »

Thétis pouffa :

« J’ai tout prévu : mon mascara est waterproof. »

* * *

Ce n’était pas la première fois qu’ils se retrouvaient au Sanctuaire, tous les trois. En ajustant sa cravate une heure plus tôt devant le miroir, l’œil critique puis finalement rassuré devant la netteté de son rasage du matin, Shura n’avait rien éprouvé d’autre que de la tranquillité.

D’abord, il avait eu Angelo au téléphone la veille. S’ils ne s’appelaient pas tous les jours, ils échangeaient au moins deux fois par semaine – parfois plus sans que ni l’un ni l’autre n’osât se poser ouvertement la question du pourquoi – le plus souvent à peine quelques minutes juste pour entendre leurs voix respectives. Ce n’était pas grand-chose mais cela suffisait, au moins pour un temps. Se savoir, se percevoir liés à chaque instant par-delà le temps et l’espace était plus qu’ils ne l’auraient jamais imaginé y compris dans leurs rêves les plus inavouables mais s’entendre, se voir ou se toucher conférait à leur certitude une substance aussi précieuse qu’elle était éphémère. A défaut du reste, Shura allait le revoir, pour la première fois depuis Milan. Il saurait s’en contenter.

Ensuite, il était heureux de revoir Marine. Sincèrement. C’était que devoir la vie à quelqu’un, ça créait des liens. Des liens d’un autre genre de ceux qui l’attachaient à Angelo mais aussi solides à leur manière. Il l’appréciait pour sa franchise, son honnêteté et son courage, trois valeurs dont il se trouvait tour à tour dépourvu lorsqu’un soudain accès de lucidité trahissait son déni d’une situation qui, dans le fond, ne lui convenait pas, ainsi que son incapacité à l’admettre et pire encore, à l’exprimer. A qui ? Et pourquoi ? Angelo avait besoin de stabilité et de paix pour raffermir son pas sur le chemin – enfin le bon ! – qui s’ouvrait devant lui depuis ces dernières années et sur lequel il s’était résolument engagé aux côtés de Marine. Il n’avait pas le droit de l’en détourner : sur ce point, le Grecque et lui étaient tombés d’accord parce qu’ils l’aimaient tous les deux.

Enfin, ce n’était ni le moment, ni l’endroit pour se laisser submerger par ses atermoiements. Ce jour appartenait de plein droit à Kanon et Thétis et il n’était pas question de gâcher la fête en perdant le contrôle de ses émotions. Posément, il avait pris le temps de boutonner son gilet avec soin et d’ajuster sa veste – précaution inutile devant la qualité du travail du tailleur ; Angelo n’avait pas menti quant à son professionnalisme – de lustrer une dernière fois ses chaussures et de refermer autour de son poignet le large bracelet de l’une des nombreuses montres qu’il possédait. Un instant, il contempla les débords du tatouage du Sanctuaire sous le cuir qui enserrait ses tendons. S’il était présent aujourd’hui, c’était aussi pour eux tous.

Au moment de refermer la porte de ses appartements derrière lui, alors qu’il tâtait ses poches pour s’assurer de la présence de son paquet de Marlboro et de son briquet, il revint sur ses pas : il avait oublié ses lunettes de soleil.

* * *

Son cœur avait migré depuis sa poitrine jusqu’à sa gorge et menaçait désormais de jaillir hors de lui si par malheur il ouvrait la bouche. Aussi Shura avait-il sensiblement reculé derrière ses camarades pour retarder le moment fatidique et accessoirement puiser dans ses réserves de self-control.

Merde. Merde, merde et triple merde.

Envolée sa sérénité – si tant était qu’elle eût jamais existé et ne fût pas le fruit d’un pouvoir de conviction qu’il ne se soupçonnait pas – et ses bonnes résolutions ; il n’avait pas plus tôt aperçu Angelo qu’il avait cédé à lui-même dans l’instant. Il ne s’était pas rendu compte. Il n’avait pas compris. A quel point le Cancer lui manquait.

Bénissant les lunettes sombres solidement arrimées sur son nez, il accueillit Marine qui la première venait dans sa direction, l’étreignant quelques secondes de plus que nécessaire avant de poser ses lèvres sur sa joue, tout près de son oreille.

« Tu es splendide, murmura-t-il.

— Tu n’es pas censé faire ce genre de compliment à une autre femme qu’à la mariée », plaisanta la Grecque qui pencha la tête après avoir pris un peu de champ :

« Tu n’es pas mal non plus.

— La même règle ne s’applique donc pas pour le marié ?

— J’ai dit « pas mal ». Pas « scandaleusement sexy avec ce gilet ». Ne confonds pas tout. »

« Tu vois ? Je te l’avais bien dit. »

Angelo les avait rejoints, lui aussi les yeux dissimulés sous sa vieille paire de Ray Ban miroir dont tout le monde se moquait ; leur propriétaire avait toujours opposé aux taquins qu’elles reviendraient à la mode et que ce jour-là, « tout le monde » ferait moins le malin.

Shura dissimula un sourire derrière une cigarette qui tremblait légèrement entre ses doigts :

« J’imagine que c’est le moment où moi je suis censé te dire qu’en ce qui te concerne, le gilet n’était pas utile ?

— Comment as-tu deviné ? »

Ils se serrèrent la main, le reflet de l’un dans les verres de l’autre, sans échanger le moindre mot à voix haute. Pas tout de suite. Pas comme ça. Pas avant que la chaleur de leurs paumes ne s’équilibrât, pour se diffuser dans leurs corps en même temps que leurs cosmos cédaient, eux, à ce que les deux hommes s’interdisaient : se précipiter l’un vers l’autre, se trouver, s’épouser, s’emmêler, pour enfin inspirer le même air d’un même cœur.

Un poing vicieux tordit les entrailles du Capricorne sans aménité quand celui-ci constata l’état de l’aura d’Angelo, percluse de souffrances. Mais alors que les mots menaçaient de déborder son soudain effroi, une pression discrète des doigts du Cancer à l’intérieur de son poignet les lui rentra dans la gorge. Déjà l’Italien se détournait, un large sourire en travers du visage pour achever de saluer ses pairs, dont Aldébaran qui étreignit l’épaule de Shura au passage. Ce que l’Espagnol venait de constater était de toute évidence partagé par leurs compagnons et ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il réalisa qu’il avait cessé de respirer.

Tandis qu’il se mêlait au groupe, Shura perçut le poids d’un regard entre ses omoplates : celui de Marine qu’il découvrit songeur et passablement inquiet. Elle aussi savait.

Pêle-mêle les paroles d’Angelo à Milan lui revinrent en mémoire et avec elles les sensations éprouvées à son contact. La détresse était déjà là mais sans commune mesure avec le désespoir – puisqu’il fallait bien le nommer – manifesté par le cosmos du Cancer. Son cri silencieux vrillait les nerfs de Shura qui se vit dans le même temps jeté à la figure l’espèce d’égarement sans début ni fin dans lequel lui-même errait loin de l’Italien. Il avait beau avoir conscience de son état, sa mise en regard avec celui d’Angelo l’obligeait à mesurer dans quel genre d’impasse ils étaient tous les deux en train de se fourvoyer : étroite, sombre et démesurément longue. Du genre de celles dont on n’était pas certain de revenir si on s’y aventurait un peu trop loin.

Du coin de l’œil, Shura aperçut sans vraiment le voir Mü qui louvoyait entre ses pairs d’un pas décidé, tout droit lancé en direction d’Angelo. La voix de l’Atlante résonna dans ses pensées, l’obligeant à se reconnecter à l’instant présent :

« Je n’aurais jamais dû.

— Jamais dû quoi ?

— Sauver ton bras. »

6 réflexions sur “Nouvelle Ere – Emergence – Chapitre 19

  1. Enfin le mariage c’est émouvant!

    Ce qu’il l’est aussi c’est de constater que certains ont retrouvé une forme de paix intérieure alors que d’autres n’y sont toujours pas parvenus.

    Vivement que tout le monde soit suffisamment imbibé et que les vérités éclatent au grand jour.

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    • Je ne pensais pas que ce mariage s’étalerait sur autant de pages (et donc autant de chapitres), à vrai dire… ^^; C’est ma faute aussi, je n’ai pas arrêté d’en rajouter au fil des années (oui, parce que la première rédaction remonte à… pfiou… peut-être 6 ou 7 ans ?).

      Oui, tu as raison, certains sont bien avec eux-mêmes et les autres, d’autres n’y sont pas parvenus… et d’autres ont perdu une certaine forme de sérénité au passage (on verra ça dans la suite :D)

      Au grand jour, au grand jour…. Tu es vache avec eux ! XD Nous ne sommes qu’au tout début des emmerdes, voyons ! (non, en fait, elles n’ont même pas vraiment commencé :p)

      Merci beaucoup pour ta lecture !

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  2. Hello Al’ !

    Le mariage, enfin ! 😀

    Et déjà, merci, oui, merci, pour ces lignes sublimes au début de ce chapitre. Non mais quel régal pour l’esprit ! Les jumeaux, comme ça, en costard, l’un ajustant le nœud de cravate de l’autre. Je ne ferai pas de commentaires concernant l’état dans lequel cette lecture m’a plongée, mais les mots « sourire », « niais », « bave » et « lèvres » pourraient probablement en faire un bon résumé 😉 Plus sérieusement, j’ai beaucoup aimé ce passage, la complicité, l’amour fraternel inconditionnel, l’acceptation de ce qui a été et de ce qui n’est plus. J’ai trouvé ça très beau et l’on ne pouvait imaginer de meilleure façon de préparer Kanon à ce moment si important.
    Ensuite, j’ai aussi beaucoup aimé l’échange entre Thétis et Rachel, la référence à Shaka et le ‘Il ne vivait pas, avant toi ».
    Et pour terminer, Shura en costard. La. Classe. Cela dit, heureusement qu’on a eu la satisfaction des yeux en lisant ces quelques lignes, car pour le reste, mince, tu ne nous as pas gâtés. Shura m’a fait tellement de peine. Il donnait l’impression d’être si serein et si confiant, sauf que, ben non en fait. Une seconde face à Angelo, et patatras (en même temps, avec les Ray Ban et le costume, comment aurait-il pu en être autrement ? ;-). Je me demande ce que tout cela va donner pour la suite des festivités.
    Bon et les derniers mots de Mü m’ont bouleversée. Je les ai trouvés particulièrement difficiles, et assez injustes en réalité. Mais peut-être que la suite de ton récit m’éclairera davantage sur les raisons ayant poussé le Bélier à les prononcer ? Car Mü n’est pas homme à avoir ce genre de phrase sans raison.

    Comme toujours, bravo pour l’écriture de ton histoire et merci de la partager avec nous. J’ai beaucoup aimé ce chapitre, et j’attends la suite avec la plus grande impatience (tu t’en doutes).

    Passe une belle semaine et à bientôt !

    Bises,

    Phed’

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    • Coucou Phed’ !

      Oui, on va y arriver, à ce mariage ! XD Je me suis coupablement étalée sur cette partie en rajoutant à chaque fois des petits trucs en plus au fil des années, conclusion on n’en voit pas le bout. Disons que cet événement est le moyen pour moi de passer les troupes en revue et de planter quelques graines supplémentaires pour la suite mais d’un autre côté, je me rends bien compte que ça serait mieux de condenser et d’aller à l’essentiel, ce qui mettrait plus de rythme dans l’histoire. Ceci étant, j’ai un peu abandonné l’idée de vouloir pondre un truc absolument nickel et choisi de me faire plaisir avant tout 🙂

      Alors… au cas où tu ne t’en serais pas rendue compte (mais je crois que si XDDD), j’ai un gros « suit kink » 😀 De fait, l’occasion était trop belle d’y succomber ! Je m’étais déjà bien fait plaisir dans « Traits d’union » , là j’en ai rajouté avec les jumeaux.

      Rhooo, je suis contente que tu les aies aimés ❤ Ils se sont retrouvés après des années de séparation et d'incompréhension, qui les ont fait autant souffrir l'un que l'autre et chacun ne saurait être complet sans son double. Tous les deux ont poussé à l'extrême la fusion de leur relation mais ceci n'est envisageable que dans le cadre extra-ordinaire du Sanctuaire dans lequel ne peuvent s'appliquer les règles qui régissent la morale de tout un chacun. Le cosmos, le 7ème sens… tout cela met tout ce petit monde à part, qui ne vit que selon ses propres règles. Quoi qu'il en soit, ils sont heureux et, a priori, plus rien ne saurait se mettre entre eux (… a priori).

      Thétis a clairement bousculé Shaka dans UDC, en le poussant dans des retranchements qu'il ne soupçonnait même pas. Elle ne l'a pas fait vraiment sciemment, c'est sa façon d'être, sa nature profonde et c'est sans doute pour cette raison que Shaka a accepté d'être ainsi déstabilisé. En quelques mois, Thétis lui a apporté plus que des décennies de méditation. Et de cela, tout le monde s'en est rendu compte 🙂 Sinon, Rachel et Thétis sont également très complices, très proches l'une de l'autre et elles s'aident mutuellement, la première étant plus terre à terre et plus brutale parfois, tandis que la seconde a l'art de la douceur et de l'humanité.

      Ouihihihi, Shura et son gilet ! XD (pardon) Shura, l'ancre d'Angelo qui n'est finalement pas si solide qu'il en a l'air, et qu'il souhaiterait l'être afin d'équilibrer le Cancer. Tous deux vivent la situation de façon différente – le cosmos d'Angelo part en vrille, Shura a l'impression d'être vide – mais le résultat n'est reluisant ni pour l'un ni pour l'autre. Shura, malgré tout son entêtement, commence à se rendre compte que c'est plus grave qu'escompté…

      Il fallait bien que je termine ce chapitre par une interrogation pour les lecteurs ! 😉 Une fin qui, comme tu l'as deviné, sera une transition pour la suite, qui va enchaîner directement sur les mots de Mü. En effet, ils sont plutôt violents et abrupts, et pas très sympas pour Shura. Souvent, des paroles aussi lapidaires traduisent une émotion très forte chez celui qui les prononce…

      Un tout grand merci à toi pour ta lecture attentive, tes mots enthousiastes et aussi le plaisir que tu as retiré de ta lecture, je suis vraiment heureuse que tu te laisses embarquer dans cette histoire ❤

      A bientôt pour la suite !

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  3. Aaah on y arrive, au grand jour!

    Ce qui me touche particulièrement dans ce chapitre, c’est la relation entre Thétis et Rachel. Elles ont noué une amitié qui ne doit rien aux liens du sang, ni aux sentiments amoureux, ni aux équilibres inter-cosmos, et s’apportent mutuellement la compréhension et le soutien que leurs hommes ne peuvent pas fournir pour diverses raisons. C’est un bel exemple de sororité et quelque chose qui fait du bien à lire, surtout dans l’univers de Saint Seiya où les amitiés féminines sont quelque peu… inexistantes.

    Sinon Angelo et Shura filent évidemment du mauvais coton. Les retrouvailles dans ces conditions, admettons, c’était pas facile (j’ai un souvenir d’une certaine fic où le costume d’Angelo faisait beaucoup, beaucoup d’effet à Shura, à moins que ce ne soit l’inverse). Mais la remarque de Mü montre bien que là, le problème est autrement plus grave et sur un autre plan qu’une simple attraction. C’était évident que le Bélier n’allait pas se laisser berner, mais d’un côté je suis rassurée qu’il se soit rendu compte du problème parce qu’il va pouvoir essayer de les aider…

    Dernier détail, je note que Shura collectionne apparemment les montres? Ça lui va plutôt bien! Et j’espère qu’il en a au moins une suisse! 😉

    A bientôt et bonne suite!
    Lily

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    • Oui, ça y est ! (et ce n’est pas fini, je me suis quelque peu étalée sur le sujet *tousse*)

      Je suis contente que les échanges entre Rachel et Thétis t’aient touchée car c’est quelque chose que je voulais aborder depuis un moment, les presque deux ans passés depuis les Portes ayant beaucoup contribué à retisser les liens qu’elles avaient enfants. Le fait aussi que Thétis soit devenue mère a joué dans le sens où cette situation a renvoyé Rachel à un passé douloureux. Cela aurait pu être difficile à vivre pour elle mais le fait d’avoir tué Dimitri a joué son rôle cathartique et elle est dorénavant assez apaisée pour apporter une présence positive auprès de Thétis sur ce point.
      Sinon, je suis bien d’accord avec toi sur le fait que dans l’univers StS, les amitiés féminines sont rares alors que le contexte général n’est pas moins difficile et exigeant pour les femmes que pour les hommes. Enfin, les liens entre les gens dans l’UDC!verse ont de multiples visages mais ils sont toujours très solides, et il n’y avait pas de raison qu’il n’en soit pas de même pour elles deux 🙂

      Ah Angelo et Shura… Et en plus, ils les ont choisis ensemble, ces costumes ! XD (je te confirme bien qu’ils font leur petit effet sur l’un comme sur l’autre, dur dur…) (comment ça, un mauvais jeu de mots ? Je ne vois pas du tout de quoi tu parles !) Mü, en tant que partie intégrante de la croix cardinale ne pouvait que s’en rendre compte et si on y rajoute son empathie naturelle, fatalement, il se retrouve affecté par la situation à plusieurs titres…

      Oui, Shura collectionne les montres ! Il en a beaucoup, de vrais monstres très sophistiqués, avec cadran et bracelet très larges : à la base, c’était pour masquer son tatouage du Sanctuaire dans son poignet gauche et puis il s’est pris de passion pour le sujet. Je te confirme qu’il a des montres suisses, en provenance directe de la vallée de Joux ! 😉 (Angelo reste très dubitatif sur cette collection – la ponctualité et lui ça fait deux – mais il ne dit rien, a déjà tenté d’en emprunter une et s’est fait envoyer paître)

      Merci beaucoup pour ton avis sur ce chapitre dont la suite devrait arriver ce WE 😀

      A tout bientôt !

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