Nouvelle Ère – Émergence – Chapitre 21

Sanctuaire, Grèce, 30 Mai 2006

Là où auraient du se trouver les traits familiers de son infirmier, Dôkho distingua un corps massif et il dut relever ses yeux qui ne voyaient plus grand-chose pour discerner le visage flou d’Aldébaran qui lui souriait.

« Allons bon, chevrota le vieux Chinois en dodelinant sur son oreiller, c’est toi qui as hérité de la paille la plus courte ?

— Non, mais c’est moi qui ai les plus gros bras. »

Et le Taureau de franchir le mètre qui le séparait du lit médicalisé puis de glisser des mains étonnamment délicates sous les genoux et les épaules du Chevalier de la Balance. Ce dernier, soulevé sans effort, ne dut qu’aux infinies précautions de son camarade de ne pas sentir son cœur en bout de course s’arrêter tout net devant cette perturbation inopinée dans son quotidien de vieillard agonisant.

« Ça va aller ? » Lui demanda Aldébaran avec sollicitude. Dôkho opina, un minuscule signe du menton qui rassura assez l’autre homme pour qu’il s’ébranlât, le vieil homme dans ses bras, en direction de la porte des appartements, restée ouverte.

Dôkho n’aurait pas pesé plus lourd pour n’importe quel chevalier d’or que pour le Brésilien, d’autant qu’à la vérité, il ne pesait plus grand-chose. L’air toutefois sérieux et concentré de son massif compagnon, qu’il devinait sans peine tant ils se connaissaient bien, posa brièvement un voile de tristesse sur ses pensées. Aldébaran n’avait pas été désigné ; il s’était dévoué, pour épargner aux plus jeunes – pour la Balance, ses alter ego seraient toujours ces enfants qu’il avait vu grandir voire naître pour certains – le désagrément d’une confrontation directe avec leur propre mortalité. Il ne saurait leur en vouloir, lui-même n’avait rien oublié de sa propre détresse lorsque, encore apprenti, il avait vu revenir au Sanctuaire les cadavres de ceux dont il aspirait à prendre la place un jour. A l’époque cependant, il n’avait pas imaginé une seule seconde que l’immense majorité d’entre eux ne reviendraient pas vivants ; ceux de la génération actuelle avaient côtoyé la mort de bien trop près pour ne pas se projeter dans celle du Chinois et frémir à l’idée de ses conséquences. Encore que. Dôkho n’en était pas certain, lui-même peinant à imaginer ce qu’il adviendrait du Zodiaque après sa disparition.

Dis plutôt que tu ne veux pas l’imaginer.

Soit. Le pire ne serait pas pour lui, en effet. Il se surprit à se demander ce qu’Aldébaran en pensait, lui qui avait jugé opportun de se substituer à ses compagnons pour l’escorter – le terme tira un rire silencieux à la Balance – jusqu’à la cérémonie. Sans doute que ce serait difficile mais pas insurmontable. Il n’y avait pas grand-chose que le Taureau ne pouvait dépasser, par la grâce de sa sagesse et de sa force de caractère ; restait à espérer qu’il fît des émules.

« Je croyais que c’était Thétis la mariée aujourd’hui, trouva le moyen de plaisanter la Balance comme ils sortaient tous deux sous le soleil. Si j’avais su, j’aurais revêtu ma plus belle robe de cérémonie.

— Et tu aurais écopé d’un regard noir de la part de Kanon, répliqua Aldébaran avec bonne humeur. Nul n’est censé être plus beau que lui en ce jour !

— Quelque chose me dit qu’il doit être déçu… Joli ce col Mao.

— C’est toi qui m’as offert cette chemise, tu ne te rappelles pas ?

— Ah ? C’est bien possible. »

A chaque retour de Chine, Dôkho avait coutume de ramener à ses pairs, à qui des vêtements, à qui des spécialités culinaires, à qui encore de l’artisanat, en fonction des commandes qu’on lui confiait et de ses propres envies de faire plaisir. Tout au long de ses décennies de service auprès du Sanctuaire, il avait su ancrer ici et là un peu de sa lointaine Asie natale, histoire de se sentir moins déraciné. Les années étaient passées mais il n’avait jamais oublié qui il était et d’où il venait.

« Saga a-t-il donc enfin décidé de m’achever ? »

Contre sa hanche, Dôkho, qui souriait déjà de son bon mot, perçut le rire secouer le torse imposant du Taureau :

« Ce portail dimensionnel est d’une stabilité particulièrement étudiée – devant eux, l’atmosphère tremblotait sous l’effet de la déchirure de l’espace-temps – en tout cas, c’est ce qu’il m’a affirmé.

— Et il faut le croire ?

— Avons-nous le choix ? »

Le rire d’Aldébaran était contagieux et Dôkho se surprit à l’imiter, et plus encore à ne pas s’étouffer. Depuis combien de temps n’avait-il pas ri de la sorte sans craindre d’expulser ses poumons ?

Bien malgré lui cependant, le Chinois serra les paupières et les dents quand son obligeant porteur s’engouffra dans la brèche, dont la traversée dura au final moins d’un battement de cœur. A moins que le sien se fût arrêté ?

Non. Dans le cas contraire, Dôkho n’aurait pas pu entendre la salve d’applaudissements qui salua son apparition au beau milieu du jardin où devait se tenir la cérémonie.

* * *

Angelo avait fini par imiter Mü et, les hanches calées contre la pierre dure, il restait là, immobile et muet, le regard dans le vide depuis que son camarade s’était tu. L’Atlante tourna la tête vers lui :

« Je suis vraiment…

— Tu te répètes. J’ai compris, merci. Et, non, je ne t’en veux pas. »

Le pire, c’est que c’était vrai. Il n’en voulait pas à Mü. Il n’en voulait pas à Shura. Il n’en voulait même pas à lui-même – pour une fois. A la vérité, il n’en voulait à personne et pour cause : à présent qu’il avait son explication – et quelle explication ! – il en venait à se dire que la situation n’était pas aussi terrible que Mü par son agitation avait voulu le lui laisser croire. Quant à évaluer si son appréciation de ladite situation était conforme à ce que n’importe qui sain d’esprit était censé en penser, c’était un autre sujet.

« Ça ne t’inquiète pas ? » Demanda le Bélier après un silence.

Angelo lui jeta un coup d’œil ; avait-il laissé malencontreusement traîner ses réflexions ? L’autre homme avait l’air encore absorbé par sa patiente démonstration de tantôt et pas franchement à l’écoute des pensées d’autrui. Dans le cas contraire, il ne lui aurait pas posé cette question. Se décollant de la rambarde en marbre, le Cancer pivota sur lui-même pour s’y appuyer des deux coudes, puis répondit avec juste ce qu’il fallait de retard pour ne pas en rajouter sur la pile des angoisses du Bélier :

« Il est encore trop tôt pour te répondre : laisse-moi digérer.

— Menteur. »

Et merde. Raté.

« Je suis sérieux, insista toutefois le Cancer. Pour le moment, j’avale. Je réfléchirai après.

— Tu vas lui en parler ? »

A qui ?

« Et pourquoi pas toi, d’abord ?

— Angelo…

— Oui, peut-être. D’accord : sûrement, admit l’Italien sous le regard consterné de Mü. De toute manière, il n’est pas aveugle. Pas plus que Marine d’ailleurs.

— Et après ?

— Je ne sais pas. On verra. »

Sauf que c’est tout vu, mon vieux. Que tu le veuilles ou non. Et au fond, ça ne te dérange pas tant que ça, pas vrai ?

« En admettant qu’il ne soit pas possible de revenir à  »un état antérieur » comme tu dis, c’est quoi la suite ?

— Tu veux vraiment que je te fasse un dessin ? Répliqua Mü, acerbe. Si vous voulez vivre, vous avez besoin l’un de l’autre et ce, jusqu’à… » Et l’Atlante d’esquisser un geste dont l’éloquence se suffisait à elle-même.

C’était logique. Pourtant, rien dans le cosmos de Shura ne laissait à penser qu’il était confronté au même genre de contrecoup que lui. Alors que s’il en croyait la démonstration de Mü, l’Espagnol devrait présentement être en train de se tordre sur le sol à la manière d’un poisson resté un peu trop longtemps hors de l’eau. Parce que, hé : il a toujours été moins résistant que moi.

Alors pourquoi ? Ou pourquoi pas ? Angelo avait le premier accepté de se prêter à ce jeu dangereux. Limite qui l’avait initié. La raison pour laquelle c’était lui qui souffrait le plus de ses conséquences résidait-elle dans l’initiative de sa démarche ? Le prix à payer, toutes ces conneries…

« Ne te méprend pas. »

Mü s’était penché vers lui, son épaule contre la sienne, et observait le Capricorne un peu plus loin.

« D’une façon ou d’une autre, les choses ne tournent pas rond pour lui non plus. Il le cache mieux que toi, c’est tout.

— Pourquoi je ne suis pas surpris ? »

Si Mü avait raison, l’autre avait de fait décidé de ne pas lui en parler. Ça ne lui avait donc pas suffi, la dernière fois ? Agacé, Angelo fit de nouveau face à la petite assemblée dont les rires et les verres entrechoqués lui paraissaient tout à coup provenir d’un endroit où lui-même ne se trouvait pas. Le germe de la colère menaçait de s’épanouir à chaque seconde à l’encontre de Shura qui lui tournait obstinément le dos mais se racornit aussi sec quand le Cancer vit Marine se diriger vers le Capricorne. Pour laisser la place au désarroi.

Il allait devoir s’expliquer. Non que ce fût une révélation en soi ; Marine était le témoin aussi quotidien qu’involontaire de sa lutte contre son cosmos récalcitrant sans pour autant avoir reçu de sa part jusqu’ici une seule explication digne de ce nom. En l’occurrence, la vérité – plutôt qu’une justification bricolée à la va-vite qu’elle ne méritait pas – ne lui plairait pas beaucoup, d’autant qu’elle ne la comprendrait sans doute pas.

« Le cosmos unique que vous partagez désormais est le résultat de l’intrication de vos cosmos individuels », avait précisé Mü. « Ils sont comme tissés l’un avec l’autre si tu préfères, au point qu’il n’est plus possible de les distinguer. Donc, pour faire simple, si tu essaies de les séparer, eh bien ça se déchire. »

L’image valait pour ce qu’elle était mais on pouvait difficilement faire plus explicite. Et déchiré, c’était pile la sensation éprouvée par Angelo lorsqu’il succombait à ses crises dont la fréquence s’était singulièrement accrue au cours des dernières semaines. Son corps se retrouvait découpé en deux depuis l’aine jusqu’au sommet du crâne, et tant qu’à faire au moyen d’une lame au fil bien émoussé s’il vous plaît.

En servant de béquille à Shura lors de la reconstruction de son épaule, il avait isolé ce dernier de lui-même afin qu’il pût supporter la douleur. Ensemble, ils s’étaient projetés à des niveaux de conscience suffisamment lointains pour être détachés non seulement de leurs enveloppes corporelles mais aussi et surtout de leurs consciences. N’était alors plus resté de ce qu’ils étaient que leur cosmos et lui seul, qui avait de fait retrouvé sa nature originelle, informe et indifférenciée. Ils n’avaient fait plus qu’un, débarrassés de leurs individualités au sein d’une énergie primordiale, la même qui sous-tendait leur axe zodiacal mais aussi l’ensemble des liens qui unissaient les chevaliers d’or entre eux et avec l’univers d’où ils tiraient leur puissance. En revenant – parce que Mü, et Dôkho, avaient fait en sorte qu’ils revinssent – ils avaient ramené au creux de leurs êtres cette énergie qui se substituait désormais à leurs auras, une énergie dont ils étaient eux-mêmes les géniteurs et dépendaient dans le même temps.

Bah quoi ? C’est pourquoi simple, non ?

Il eut envie de rire, sans bien savoir si c’était de désespoir ou d’exaltation. Les deux à la fois, sûrement. Sauf qu’il n’avait aucune idée de la façon dont Shura allait réagir lorsqu’il saurait. Et s’il refusait cette situation ?

Comme s’il avait le choix.

Il n’empêchait : le Capricorne avait le droit de rejeter ce qui n’était rien de moins qu’une aliénation à vie. Qu’il eût aimé Angelo pendant plus de vingt ans en silence ne l’avait pas empêché de mener son existence comme il l’entendait, libre de ses relations et de ses choix. Et sans doute était-ce encore le cas ; après tout, il n’était assujetti à rien. L’idée tordit désagréablement les entrailles de l’Italien qui la chassa illico d’un revers mental et s’efforça de se reconcentrer sur sa réflexion. Si lui était séduit – oui, il l’admettait – par cette nouvelle appréhension de leur relation, il comprendrait que l’Espagnol et son sens des réalités s’enfuissent en courant devant ce piège. Et si c’était le cas…

Il ne dut qu’au garde-corps derrière lui de ne pas vaciller sous l’effet du vertige soudain qui lui vida l’intérieur de la tête comme du corps. Saleté ! La protestation de son cosmos ne sortait toutefois pas de son imagination et il comprit que les jours et semaines à venir ressembleraient de moins en moins à un parcours de santé.

L’arrivée de Dôkho, ou plus précisément de la chaise roulante qui transportait Dôkho, dérouta le fil de ses pensées de la manière la plus salutaire qui fût, bien aidé il fallait l’avouer par les ondes bienfaisantes de l’aura de Mü qui, toujours à ses côtés, mobilisait son empathie pour le tranquilliser. Dans un réflexe inconscient, il tenta de s’y soustraire avant d’être sèchement rappelé à l’ordre par l’Atlante :

« Arrête de faire l’idiot et laisse-moi t’aider.

Sans vouloir me lancer dans un concours à l’intérêt pour le moins discutable, tu en as besoin presque autant que moi. Quoi ? Tu croyais que ta propre tête de déterré allait passer plus inaperçue que la mienne ? Mü, je ne sais pas ce qui te pourris la vie à ce point mais tu ferais mieux de conserver tes forces au lieu de les gaspiller.

Je ne gaspille rien du tout : je contribue à la concorde collective. » Et l’emprise du Bélier de s’accentuer, véritable cocon protecteur au cœur duquel Angelo trouva une nouvelle respiration.

« Parce que si tu ne réussis pas à faire un peu mieux illusion, Shura va te tomber dessus, Marine va te tomber dessus, puis Saga, ensuite Rachel, et Thétis et Kanon se rappelleront de leur mariage comme du jour où Angelo a foutu la merde.

Je trouve décidément que ton niveau de langage laisse à désirer ces derniers temps, Shaka ne te l’a pas dit ?

La ferme. »

* * *

Officiellement, ils étaient déjà mariés depuis plusieurs jours. Saga et Rachel leur avaient servi de témoins à la mairie de Rodorio où ils étaient arrivés tous les quatre le temps d’une cérémonie civile qui aurait pu être expédiée bien plus vite si l’édile ne s’était pas laissé impressionner. Non qu’il ne célébrait pas régulièrement des unions entre habitants du Sanctuaire dont certains étaient à l’occasion des chevaliers mais enfin, entre chevaliers d’or ? D’après ses archives, un tel événement ne s’était plus produit depuis des décennies. Voire un peu plus. Les principaux concernés s’en étaient amusés, Kanon affectant le meilleur du pire de son ascendance Antinaïkos jusqu’à voir l’officier trembler dans ses chaussettes et Thétis arborant un sourire assez ravageur pour achever de perdre le pauvre homme dans son discours et ses papiers.

Bref, la partie administrative de la chose s’était avérée moins ennuyeuse que redouté et leur avait de fait conféré enfin le droit de célébrer leur union à leur convenance, entourés de ceux qui leur étaient aussi chers que leur propre vie.

Ensemble, ils avaient décidé du déroulement de cette journée jusque dans ses moindres détails, chacun s’efforçant de respect les souhaits de l’autre. Cette bonne volonté n’engageait pas cependant leurs compagnons et les exigences de Kanon quant à un code vestimentaire dont il aurait été le seul bénéficiaire n’avaient pas résisté au sens de la provocation des uns et au désir de plaire à la mariée des autres.

Le cœur de Thétis se gonfla une fois de plus de joie et de reconnaissance alors que rejoignant le centre du jardin du Palais, Kanon à son bras et Shaka dans sa ligne de mire, elle ne lisait sur les visages autour d’elle que des sourires et une joie sincère.

« C’est tout de même mieux comme ça, non ? » Souffla-t-elle à l’attention de son compagnon qui dodelina pour de faux avant d’admettre de bonne grâce :

« Les efforts de certains forcent le respect, je le reconnais.

— C’est tout ?

— Le tailleur d’Angelo et de Shura est presque aussi doué que le mien.

— … La vie n’est pas facile, n’est-ce pas mon chéri ?

— Si tu m’aimes, n’en rajoute pas. »

Thétis eut un éclat de rire qui renversa sa tête en arrière, découvrant sa gorge sur laquelle Kanon posa ses lèvres. Si belle, songea-t-il, son bras autour de sa taille souple, ses doigts libres entrelacés à ceux que son épouse lui avait abandonnés. Soudain débordé par un trop-plein de cet amour qu’il s’était condamné à bannir pendant près de quinze ans, il la serra contre lui, oublieux de leurs pairs qui les contemplaient avec indulgence. Il aurait pu ne jamais la revoir. Poursuivre son existence jusqu’à la fin sans plus jamais lui parler, la toucher, l’aimer, crucifié par la certitude qu’elle saurait vivre sans lui. Pas plus que son jumeau, il n’appréciait l’idée que son destin fût écrit quelque part sans qu’il pût en déroger ; en cet instant pourtant, il était prêt à se mettre à genoux pour le remercier, ce destin qui lui rendu Thétis.

Lorsqu’il quitta le refuge de son cou, ce fut pour sentir les mains fraîches de la jeune femme se poser de chaque côté de son visage, bientôt rejointes par ses lèvres contre les siennes. Une rumeur approbatrice ponctua le baiser mais nul n’entendit Kanon chuchoter, son souffle mêlé à celui de Thétis dont les grands yeux azur ne quittaient pas les siens :

« Merci de ne pas m’avoir oublié. »

* * *

Ils se présentèrent devant Shaka d’un même pas et avec un même sourire illuminant leurs traits. A l’origine, lorsque Thétis avait demandé à l’Indien d’animer la cérémonie de leur mariage, la toute première intention de ce dernier avait été de lui répondre par la négative. Un non viscéral remonté du fin fond de ses entrailles en dépit, dans le même temps, d’un sentiment de joie qui ne l’avait pas quitté depuis qu’il avait compris que la perte du cosmos de la jeune femme n’altérait en rien la force de l’amour de Kanon pour elle. Son inquiétude, légitime lorsqu’il avait appris la grossesse de Thétis avec toutes les incertitudes qui en découlaient, n’avait pas résisté non plus à cette félicité devenue sa compagne au quotidien dès qu’il songeait à la jeune femme.

Le « oui » qu’il avait fini par lui offrir en guise de cadeau de mariage et qu’elle avait reçu comme tel s’était construit petit à petit, au fil des jours et de ses méditations, attentif aux sentiments qui le traversaient, parfois nuages inoffensifs, parfois orages ténébreux ; il ne cherchait pas à les retenir mais eux n’avaient de cesse de le retrouver. Ses années de pratique n’avaient pas suffi à empêcher son ébranlement face à la sérénité qui persistait à le fuir ; il lui avait fallu des heures de discussion avec Bashkar pour accepter un état de fait contre lequel, malgré tous ses efforts, il ne pouvait pas lutter.

Mais à présent qu’ils étaient tous les deux en face de lui, main dans la main, l’observant d’un même regard empli de confiance, il sentait sa belle résolution vaciller sous le flot des souvenirs qui le submergeaient.

Il avait aimé cette femme. Dieux qu’il l’avait aimée ! Et dans l’intime secret de son cœur, il l’aimait encore. Elle avait été à lui, avant même qu’il prît conscience qu’il aurait pu l’avoir. Elle l’avait ramené sur le chemin de son humanité égarée, rappelé qu’avant d’être la voix de Dieu, il était – n’était – qu’un homme et qu’à ce titre, il méritait d’aimer et d’être aimé en retour. Et c’était ce qu’elle avait fait, à sa manière, en lui donnant sa confiance, ses mots et ses rêves, en lui donnant son corps aussi pour qu’il ne risquât pas d’aller vers la mort sans avoir été aimé comme un homme, au moins une fois. De cette magie lui demeurait la cicatrice de sa peau brûlée par le poison et dont les aspérités sous ses doigts lui rappelaient chaque jour qu’un instant seulement, mais qu’un instant à jamais il l’avait tenue au creux de lui et qu’à son tour, il l’avait rendue à la vie.

Aujourd’hui elle liait sa vie de la manière la plus officielle qui fût à l’homme auquel elle avait été destinée bien avant qu’elle croisât la route du chevalier de la Vierge. De toutes les raisons, c’était celle-ci qui, à l’occasion d’un passage à Jaisalmer, l’avait vu décrocher le téléphone pour accéder à la prière de Thétis. « Rien n’arrive jamais par hasard », lui avait rappelé Bashkar avec sa sagesse coutumière, « aller contre ce qui est écrit pourrait être source de grand malheur, pour toi comme pour elle. Tu as eu ta part dans le destin de cette femme : laisse-le s’accomplir. »

Shaka n’était ni jaloux, ni déçu, ni même frustré. Simplement, le détachement auquel il avait été conditionné dès le plus jeune âge afin de ne pas se raccrocher à tout ce qui pouvait entraver sa puissance, aujourd’hui le trahissait alors qu’il prenait conscience d’à quel point il était facile de se détacher de ce qui n’avait jamais compté. Et puis, le souhaitait-il, seulement ? Voulait-il vraiment que Thétis ne fût plus pour lui qu’une réminiscence agréable de ce qui avait été et qui ne serait jamais plus ? Avait-il vraiment envie de vivre avec cette idée quand bien même il savait qu’il ne pouvait y avoir de  »jamais » plus définitif que celui-là ? C’était pourtant ce qu’il devait faire. Qu’il était capable de faire. Mais qu’il ne voulait pas faire.

Te garder, encore un peu.

Un raclement de gorge poli mais non dépourvu d’impatience le ramena à l’instant présent. Devant lui, le silence s’était fait et à la périphérie de son champ de vision, Mü lui faisait les gros yeux tandis qu’à côté du Bélier, Saga avait penché la tête de côté avec cet air affable dont chacun savait qu’il valait mieux ne pas s’y fier. A l’inverse, Rachel semblait toute prête à voler à son secours ; il n’avait qu’à demander, crut-il discerner parmi les pensées confuses qui se bousculaient sous son crâne. Mais il ne demanderait rien. C’était trop tard.

* * *

« Tu crois qu’il avait préparé quelque chose ?

— Ça m’étonnerait.

— Il ment sacrément bien pour un bouddhiste, je trouve.

— Vous trouvez vraiment que c’est le moment ? »

Angelo et Shura, penchés l’un vers l’autre se redressèrent instantanément sous l’injonction irritée de Marine tandis qu’à quelques pas de là, Aiolia et Milo, qui n’avaient pas pu ne pas les entendre, leur adressaient un regard entendu. De toute évidence, d’autres concluaient tout bas ce que Cancer et Capricorne venaient de discuter à peine plus haut.

« Je serais curieux de savoir ce que notre Pope vénéré en pense… Ne put s’empêcher de persifler Angelo depuis le Surmonde, accompagné de quelques rires sagement non identifiables.

Il en pense que son jumeau est en train de se marier et qu’il aimerait bien profiter de ce moment sans se coltiner des pensées parasites, asséna sèchement Saga, plusieurs de leurs compagnons se piquant d’un intérêt soudain pour la buse qui sifflait et tournoyait au-dessus de l’assemblée.

Merci pour le parasite.

A ton service. »

* * *

Dôkho les contemplait, conscient qu’il s’agissait là très certainement de la dernière occasion qui lui était offerte de les voir en chair et en os, fût-ce au travers du voile blanchâtre de la cataracte qui le coupait du monde un peu plus chaque jour. Bien décidé à participer à ce mariage d’une façon ou d’une autre, il avait pris soin de son cosmos chancelant afin d’y puiser l’énergie nécessaire à sa présence en ce jour et tant qu’à faire, en pleine – toutes proportions gardées – possession de ses cinq sens. Le sixième ne lui demandait pas le moindre effort, quant au septième, il constituait la colonne vertébrale de son agonie. Lorsqu’il romprait – ce n’était plus qu’une question de jours – c’en serait fini de lui.

Ses bras amaigris sur les accoudoirs du fauteuil roulant qui l’attendait au Palais au sortir du passage dimensionnel, Dôkho laissa sa tête aller contre le haut dossier avec un soupir discret. Les notes enjouées de « The Family1 » et la voix envoûtante de Nina Simone accompagnaient les allées et venues de ses pairs autour de lui, comme autant de cosmos à la fois semblables et différents. Semblables dans leur puissance, leur assurance et leur vitalité, différents dans leurs teintes, leurs points faibles et leur vigilance. Le kaléidoscope de leurs existences chatoyait dans ses pensées ; il en avait été partie intégrante des décennies durant et cette symphonie de couleurs allait désormais déployer ses nuances sans sa présence. Il avait douloureusement conscience de l’incomplétude à venir, mais la certitude du cosmos encore à l’état de promesse du petit Andreas le réconfortait. Le temps ne suspendrait pas son cours parce qu’il ne serait plus là, et continuerait à dérouler le fil de l’avenir. D’autres cosmos et d’autres destins viendraient à leur tour prendre leur place dans l’histoire du Sanctuaire et les difficultés seraient, un jour, oubliées.

Thétis était bouleversante de beauté jugea-t-il non sans une sourire nostalgique et une émotion qui aurait pu le rajeunir de vingt ou trente ans s’il n’avait pas été trop tard pour ce genre de petits miracles.

Intacte de toute altération telle que la colère, la honte ou la haine, elle rayonnait au milieu de ses compagnons, pourtant privée de ce cosmos qui ne demeurait attaché à ses pas que comme une ombre qui disparaissait lorsqu’on cherchait à l’apercevoir. Néanmoins, son sillage était parsemé de graines de tristesse ; si d’aventure elles trouvaient à se nourrir, des fleurs beaucoup sombres pour elle risquaient d’éclore et d’entraver sa route. Dôkho ne devait qu’à son cosmos d’être encore en vie et s’il lui arrivait en de rares occasions – les plus douloureuses – de le regretter, il était encore assez lucide pour mesurer sa chance. Le courage, de fait, n’était pas de son côté, mais de celui de Thétis. Elle en avait pour son fils, pour son mari, il fallait qu’elle en eût assez pour elle. L’espace d’un souvenir, le visage parfait d’Aphrodite surgit à la surface de la mémoire du vieux Chinois ; de son oncle, la jeune femme avait hérité une certaine opiniâtreté qu’elle allait devoir mobiliser. Son sourire s’élargit en voyant Andreas dans ses bras et le visage de la Suédois s’illuminer. Rien ne serait facile mais tout restait possible.

Bien loin des considérations du Chevalier de la Balance, Kanon laissait éclater sa fierté mais le vieil homme le considéra avec indulgence. Dieux que ces jumeaux avaient pu être remuants ! A l’époque, Saga, garçon devenu taciturne et imprévisible à la mort de sa mère, l’avait inquiété plus que Kanon, à raison. Avec le recul toutefois, il devait bien admettre que Kanon était ce qui se rapprochait le plus du guerrier absolu qu’avait voulu modeler Andreas Antinaïkos. Seul son amour inconditionnel pour son jumeau avait empêché Kanon de devenir complètement ce pour quoi il avait été éduqué et entraîné. Saga le savait, Dôkho en était certain. Ceci étant, le futur restait à écrire et il se demandait ce qui arriverait si… Il ferma les yeux un instant, les deux cosmos jumeaux flamboyant sous ses paupières. Non, le destin avait fait long feu, se rappela-t-il. Les deux frères avaient transcendé l’histoire écrite pour eux en dépassant ce qui aurait pu, encore, les séparer pour mieux se retrouver, y compris en transgressant une morale qui ne s’appliquait pas à eux. Dôkho leur avait déjà témoigné de sa confiance pleine et entière, il pouvait bien recommencer. Après tout, il n’avait plus grand-chose à perdre, songea-t-il non sans un humour qui n’en aurait pas fait rire certains.

Mü par exemple.

« Mon garçon, je suis tellement, tellement désolé. »

Rien n’était de sa faute mais Dôkho ne réussissait pas à se défendre d’une profonde culpabilité à l’égard de l’Atlante, à l’idée de le laisser seul avec de nouveau le sentiment d’être abandonné.

Après la mort – l’assassinat – de Shion, Dôkho avait su mettre de côté sa fureur et son désir de vengeance pour se consacrer au tout jeune homme qui venait de voir disparaître tout à la fois son maître, son mentor et ce qui se rapprochait le plus d’un père. La satisfaction qu’il en avait retirée valait amplement celle qu’il aurait pu éprouver en se rebellant contre Saga. Toutefois, malgré ses efforts pour préserver Mü d’un chagrin trop violent, il n’avait pas réussi à combler une béance face à laquelle il resterait à jamais impuissant : l’Atlante était le dernier de son peuple. La perte de Shion avait ouvert la plaie ; l’absence d’avenir et de sens qui allait avec n’avait de cesse de l’élargir et de la creuser.

Mü s’était raccroché à Dôkho parce qu’une part de la mémoire de Shion demeurait en lui et ce qui avait été un besoin à un moment donné s’était mué en habitude. La disparition de la Balance renverrait l’Atlante à une réalité qu’il avait en partie occultée pour mieux la supporter, sauf que dorénavant, il serait seul avec son fardeau. Leurs pairs en avaient-ils conscience ? Sauraient-ils épauler Mü le moment venu ?

Lorsque Aldébaran l’avait emmené jusqu’au jardin, Dôkho avait aperçu le Bélier en compagnie d’Angelo. Les deux hommes s’entendaient bien et si l’on rajoutait Shura dans l’équation, la croix cardinale restait solide. Si quelqu’un saurait être d’un quelconque secours pour le Bélier, ce serait ces deux-là. Du moins en considérant que leurs cosmos ne demeurassent pas plus longtemps dans l’état déplorable où ils se trouvaient. Ces deux idiots !

Le sourire de Dôkho avait pâli en constatant les dégâts : en tant que partie prenante de la croix cardinale et malgré la distance qu’il s’imposait pour se préserver, il ne pouvait pas ne pas percevoir les auras malmenées de ses deux camarades. Son soupir, cette fois, fut intérieur. Il avait fait ce qu’il avait pu, lorsqu’il avait fallu les empêcher de commettre la plus grande bêtise de leur existence ce qui, au vu de leur palmarès déjà bien fourni, en disait long sur la folie qui les guettait à la lisière de leur amour. Mais sauraient-ils s’en rappeler seulement ? Ce que Mü avait très probablement expliqué à Angelo, Dôkho l’avait compris dès qu’il avait aidé l’Atlante à les repêcher au bord du gouffre. Et maintenant ? Ni l’un ni l’autre ne pouvait plus aller contre ce qui ne pouvait être défait. Ils avaient cependant le choix de ne pas se laisser piéger. D’avoir conscience de leur nouvelle situation et de juger meilleur pour eux – et pas seulement pour eux : pour tous leurs compagnons – de ne pas se laisser entraîner là d’où ils ne reviendraient jamais. Alors seulement, ils pourraient vivre pleinement ce que vingt ans de non-dits, d’incompréhensions et d’attente les avaient empêchés de partager.

Une pensée émue le traversa lorsqu’il avisa la chevelure de feu de Marine dont le cosmos se fondait dans le paysage avec ses franges dorées et son septième sens encore brut. Elle y avait cru mais elle savait déjà, comprit-il en l’observant, à la fois pleinement présente mais déjà résignée. Il ne s’agissait pas là d’un baroud d’honneur de sa part, ou d’une fierté mal placée, mais plutôt d’une volonté d’accompagner Angelo jusqu’au seuil de la vie qu’il était destiné à mener. Touché, Dôkho lui adressa un sourire lorsqu’elle se tourna vers lui, consciente de l’attention dont il la gratifiait. Elle le lui rendit avec un clin d’œil.

Une petite assiette se profila à son côté et la tête de Dôkho pivota pour apercevoir Camus qui lui tendait quelques uns des petits fours préparés avec soin par Loukas.

« Je suis sûr que pour ceux-là, tu n’as pas besoin d’un coup de main.

— Comment as-tu deviné ?

— Tu nous connais bien mais l’inverse est tout aussi vrai, figure-toi. »

En effet. La main du vieil homme se leva toute seule pour piocher un canapé recouvert de caviar d’aubergines surmonté d’une feuille de menthe fraîche et l’acheminer jusqu’à ses lèvres craquelées.

« Délicieux, commenta Dôkho avec gourmandise.

— Je ne peux pas croire que Loukas t’ait abandonné à ton triste sort.

— Les joies des menus imposés par la médecine, que veux-tu.

— Vu comme ça… »

L’assiette atterrit sur un tabouret tiré discrètement jusqu’à la chaise roulante, pile à portée du chevalier de la Balance qui se fendit d’un hochement du menton en guise de remerciement. Un peu de douceur dans ce monde sans sel, sans gras et disons-le tout net, sans goût, n’était pas pour lui déplaire.

Il savoura un moment les mignardises dont Camus resté près de lui garnissait régulièrement le plat avant de s’enquérir :

« N’es-tu pas heureux de cette journée ?

— Si, bien sûr. Thétis mérite tout le bonheur possible et rien ne pourrait me rendre plus heureux qu’elle le soit.

— Dans ce cas, pourquoi cette mélancolie ? »

Le Verseau, qui n’était pas en reste pour la dégustation, suspendit sa main à quelques centimètres de sa bouche, avant d’achever son mouvement une seconde plus tard et de le ponctuer d’une gorgée de champagne. Il demeura encore une seconde la tête penchée sur le côté, l’air absorbé par la musique dont le volume avait grimpé de quelques crans. Un titre de Whitesnake2 très années quatre-vingts jugea Dôkho à part lui et qu’il avait entendu tourner en boucle à l’époque dans certains temples du Domaine Sacré. Peut-être bien d’ailleurs dans celui du Français.

« Parce que tu vas mourir.

— Tss… Allons, s’il n’y avait que ça. »

Vaincu, le Verseau se laissa aller à un rire mélodieux qui sonna comme une délivrance. Haussant les épaules, il finit par répondre :

« Il y a ceux qui trouvent la bonne route et puis il y a les autres, qui essayent quantités de chemins sans jamais découvrir celui qui les mènera à la sortie. Et à force… On se fatigue, tu sais.

— Es-tu vraiment sûr de les avoir tous essayés ?

— … Je crois. Mais bientôt, j’en serai certain.

— Tu devrais garder espoir. Ce serait dommage d’abandonner alors que lui te cherche aussi.

— Sauf qu’on peut continuer encore longtemps comme ça et ne jamais nous croiser au bon moment et au bon endroit.

— Prends des chemins de traverse ? Suggéra Dôkho, déclenchant un nouveau rire de la part du Verseau.

— Je croyais qu’on n’avait pas le droit de tricher ? Répliqua Camus, faussement innocent. Et puis, même à supposer qu’ils existent, je ne saurais pas comment m’y prendre, de toute façon. »

Le chevalier de la Balance n’insista pas plus avant. L’entêtement de Camus n’était plus à prouver même si les efforts fournis depuis des mois étaient dignes de mention avec, en face, un Milo qui s’appliquait y répondre avec toute sa bonne volonté. Dôkho le savait parce que Rachel l’avait tenu au courant ; il avait insisté. Il leur avait promis, à tous, que désormais leur destin leur appartenait et l’idée que ces deux-là ne réussissent pas à se l’approprier le chagrinait plus qu’il ne l’aurait imaginé.

Le regard de Milo s’appesantissait sur eux depuis le groupe avec lequel il devisait, toujours avec ce sourire léger et espiègle dont il était coutumier mais qui avait gagné en gravité. Le petit garçon insouciant que Dôkho avait vu naître et grandir, tellement sûr de lui-même et de son destin qu’il n’avait jamais cru bon de se questionner quant à la réelle valeur de son existence et de ses choix avait, enfin, laissé place à un adulte conscient de ses responsabilités, celles de l’ami qu’il avait été pour Camus et qui aurait pu être meilleur, mais aussi celles de l’amant qu’il n’avait jamais imaginé devenir mais qui au fond aurait pu exister des années plus tôt s’il avait su interroger ses propres sentiments et non pas se laisser porter par eux.

La distance que Milo maintenait en cet instant était une forme de respect, comprit Dôkho, à son égard comme à l’égard de Camus qui, s’il était au centre des préoccupations du Scorpion, avait besoin de la liberté de ton et de pensées qui avait toujours été la sienne. Mais peut-être fallait-il justement bousculer cet ordre établi depuis si longtemps. Peut-être aller à l’encontre du statu quo qui avait fini par se réinstaller entre eux pour ne pas se blesser mutuellement. Peut-être… Dôkho eut un frémissement quand le Scorpion se détourna : l’espace d’une fraction de seconde, il saisit à quel point l’intuition de Camus allait s’avérer juste. Et cruelle dans le même temps.

« Tu n’es pas obligé de me tenir compagnie, tu sais », fit-il à l’attention du Verseau qui avait allumé une cigarette. D’un geste il le rassura : non, la fumée ne le gênait pas.

« Tu n’es pas au milieu de nous, remarqua Camus.

— C’est un jour de fête et je suis très content d’y participer en profitant de votre présence à tous sans pour autant vous imposer la mienne. Ce serait le meilleur moyen de gâcher ce mariage.

— C’est vrai. D’ailleurs c’est pour ça qu’on t’a invité. Allez bois, au lieu de raconter des bêtises de vieillard sénile. »

Une flûte remplie de champagne et nantie d’une paille surgit sous le nez de Dôkho, tendue par la main d’Angelo qui s’était rapproché en toute discrétion. Camus leva les yeux vers lui, un sourcil levé et un rire difficilement contenu au coin des lèvres.

« On est entre nous, hein », commenta l’Italien avec un air entendu. « Donc on ne le répétera à personne, promis. Même s’il faut quand même avouer que ce n’est pas très…

— Tu ferais mieux de ne pas en rajouter, répliqua Dôkho, histoire que je reste sur une bonne impression.

— Sinon ?

— Je m’installerai au bord de ton puits et je raconterai à tous ceux qui passent par là – et les dieux savent s’ils sont nombreux – à quel point le cerbère local n’a aucun respect pour ses aînés.

— Parce que tu crois que je ne vais pas t’en faire dégager fissa ?

— Je serais très curieux de te voir essayer. »

Mü avait levé les yeux au ciel mais la Balance surprit son amusement. Si même le Bélier réussissait à oublier, et ses soucis présents, et l’avenir redouté, pourquoi n’en serait-il pas capable lui aussi ?

« Si tu les voyais, Shion…. Tout a tellement changé. »

Tiens, pourquoi pensait-il à son vieil ami en cet instant ? Le retrouverait-il, une fois que son esprit aurait franchi les multiples niveaux du Surmonde jusqu’à se détacher définitivement de l’être qu’il avait été ? De lui ne resterait plus que l’empreinte de son cosmos, en creux dans ceux des autres chevaliers d’or, dans celui de Rachel et, certainement, dans celui de ce lieu auquel les siècles n’avaient pas ôté son caractère sacré.

Leur dernière  »rencontre » n’était pas un bon souvenir. Ce que Shion avait laissé de lui dans le Surmonde afin de sceller son action passée et de s’en justifier auprès du chevalier de la Balance, avait eu un goût amer que la réussite de leur entreprise collective face aux Portes n’avait pas su totalement dissiper. Ce qui devait être fait avait été fait ; le coût néanmoins n’en avait pas été négligeable. Toutefois, et parce que l’avenir lui semblait plus certain aujourd’hui qu’il ne l’avait en réalité jamais été, Dôkho sut qu’il pardonnait à Shion. Il pardonnait tout à la fois son arrogance et sa lâcheté, ses mensonges et son silence. Il pardonnait aussi parce que rien n’était jamais simple et que lui-même n’était pas exempt d’erreurs. Il pardonnait, enfin, car le temps des griefs et des rancunes était révolu et qu’il n’aspirait plus à rien d’autre qu’à se reposer.

Ses yeux s’étaient fermés. Quelque part dans le lointain lui parvinrent des rires. Puis une couverture l’enveloppa, mince mais chaude, sous laquelle il s’endormit.

6 réflexions sur “Nouvelle Ère – Émergence – Chapitre 21

  1. Dohko est convié à la fête, c’était bien la moindre des choses. J’aime bien comme chacun s’occupe de lui à sa manière. Comme de par hasard, dès qu’il s’agit de faire des impaires dangereux pour la santé, c’est Angelo qui est en tête de liste… D’un autre côté, autant profiter des derniers instants.

    N’empêche, Dohko est peut-être celui qui a le regard d’ensemble le plus lucide sur ses congénères. Il les aime bien ses « gamins » et c’est normal qu’il s’inquiète pour l’après.

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    • Eh oui, il nous en manquait un ! 😀 Comme le dit Saga au tout début de Nouvelle Ere, Dôkho n’avait aucune intention de casser sa pipe avant de voir Kanon et Thétis mariés et il tiendrait au moins jusque là. Dont acte. Mais là, il est vraiment en bout de course le pauvre…

      Et comme tu le dis, autant qu’il profite de ses derniers instants, de toute manière l’issue est connue et très proche. Angelo le sait comme tout le monde mais lui ne s’embarrasse pas d’une hypocrisie de bon aloi (et Camus non plus, d’ailleurs).

      Tu as raison, Dôkho est celui qui a le plus de recul sur ses compagnons et une vision réaliste de leurs vies, à cet instant (et dis-toi que j’ai sacrément élagué ; des paragraphes entiers ont sombré dans les limbes). Il les aime tous (même les jumeaux XD) et s’inquiète parce que ce sont un peu ses enfants, c’est vrai. Mais comme on dit « ça va aller, on est ensemble ! »

      Merci beaucoup pour ta lecture de ce chapitre, le prochain devrait marquer en partie un retour aux affaires XD

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  2. C’était une très bonne idée d’introduire ici le point de vue de Dhoko! Cela permet d’amener un regard extérieur « éclairé » sur la situation des uns et des autres. Et même s’il y a une certaine mélancolie, parce qu’on sait que c’est peut-être bien la dernière fois qu’on lit Dhoko… ce qui domine c’est la sérénité de la Balance et l’unité que les autres forment autour de lui, que je trouve très touchante. J’aime bien que Camus aille lui tenir compagnie avec des douceurs, ça montre une facette très humaine du Verseau, et (pour une fois) une relation qui paraît simple et saine, qui ne le torture pas outre mesure. Dhoko aurait pu être un soutien pour lui… quel dommage…

    On sent aussi dans ce chapitre les germes de la suite, c’est-à-dire tout ce qui a le potentiel de mal tourner: Camus et Milo, ils me dépriment d’avance; Angelo, Shura et Marine, il y aura quelques petits trucs à régler et vu les personnes impliquées je ne m’attends pas à ce que ça se passe en douceur; Mu qui va bientôt se sentir encore plus abandonné que ce n’est déjà le cas; Shaka fait de son mieux mais on sent bien que ce mariage réveille des émotions difficiles…

    Bref, j’attends avec impatience les naufrages en perspective!;-) (T’as vu, je reste positive, hein!)

    Bonne soirée!
    Lily

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    • Hello !

      Eh oui, Dôkho n’est pas dans une forme olympique (doux euphémisme) mais pas question pour lui de casser sa pipe avec de voir Kanon et Thétis mariés XD

      Mettre en avant son point de vue sur cet événement m’a semblé être une bonne idée à moi aussi :-p Je suis donc ravie que tu partages ce point de vue ! Au fond, c’est une façon de boucler la boucle : il est la mémoire vivante du Sanctuaire, et notamment du Domaine Sacré. Il avait 12 ans à l’ouverture des Portes en 1938, de fait il a été témoin de tout depuis cette date. Il a vu la nouvelle génération émerger au fil des années, il a assisté à leur construction, à leur évolution, il a été témoin de leurs bonheurs et de leurs malheurs, en bref, il les a vus grandir, tous. Quelque part, ce mariage, c’est un aboutissement d’une histoire qui aurait pu se finir bien plus mal…

      Malgré l’issue fatale dont tous ont bien conscience, oui, tu as raison en évoquant l’unité autour de Dôkho, autour de ce doyen qui est pour eux cet aîné qui manque à beaucoup d’entre eux et dont la présence les apaise et les tranquillise. Pas sûr que tous aient bien pris la mesure de l’importance de Dôkho dans leur existence par contre…

      Camus est un compagnon très agréable 🙂 Affable, amical, à l’écoute et, si, si , très humain ! Au fond, dans un autre contexte, je pense qu’il aurait vraiment apprécié d’avoir une vie simple et qu’il réussit, malgré sa propension à se la compliquer, à grappiller des instants de paix dans son existence telle qu’elle est. On ne l’a pas beaucoup vu interagir avec Dôkho dans l’UDC!verse et c’était l’occasion ici 🙂

      Dôkho aurait bien aimé pouvoir aider tout le monde, en partageant son modeste point de vue sur la vie en général avec ceux qui en ont besoin mais le temps lui manque désormais, sans oublier que les autres n’ont pas envie de l’embêter avec leurs soucis et veulent lui ménager une fin la plus paisible possible.

      Oui, le potentiel d’ennuis à venir est notable XDDD (et dans ta liste, oserais-je rajouter des « difficultés relationnelles » entre Kanon et Aioros, avec Saga au milieu en guise d’arbitre (ou de victime, au choix) ?)

      Et s’il y a naufrage, on trouvera bien une planche ou deux auxquelles se raccrocher XD

      Merci beaucoup pour ton temps consacré à la lecture de ce chapitre et je te souhaite un bel été !

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  3. Hello Al’ !

    Eh bien ce chapitre m’a pas mal retournée, je dois dire. Parce que beaucoup de choses ont été dites, parce que certaines vérités font mal à lire et… parce que je sais que nous avons probablement fait nos adieux à Dohko. J’ai beaucoup aimé lire le point de vue de la Balance au fil des lignes de ce chapitre. Son analyse, son recul et sa capacité à voir certains éléments que d’autres auraient plutôt tendance à vouloir camoufler sous un tapis bien épais. Il va me manquer, c’est une évidence, mais je trouve que tu lui as accordé un très beau moment, plein de sagesse et de tendresse. Alors merci pour lui.

    J’ai aussi apprécié poursuivre la lecture des explications concernant « la situation » de Shura et Angelo, et puis découvrir les réflexions du Cancer, c’est toujours tellement savoureux ! Le petit échange télépathique m’a aussi beaucoup plu, évidemment, tout comme le passage décrivant le point de vue de Shaka.

    Bon et tu te doutes probablement du sentiment qui est le mien après avoir lu les lignes concernant Camus et Milo. J’ai aimé lire ta description du chemin parcouru par le Scorpion, mais pour ce qui est du chemin qu’ils leur restent à parcourir tous les deux. Argh… on est loin de l’itinéraire bien droit, sans détours et sans embuches.

    Oui, j’ai beaucoup aimé ce chapitre que j’ai personnellement perçu comme une sorte de transition. Un passage entre ce qui est advenu et ce qui adviendra. Et donc quoi de plus logique qu’il ait été orchestré par Dohko ?

    Merci à toi pour ton histoire, et à très bientôt pour le prochain chapitre !

    Bises,

    Phed’

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    • Coucou Phed’ !

      Eh oui, la vie va comme elle veut et non comme on le voudrait et Dôkho, en dépit de son long pied de nez au temps qui passe, voit cette vérité le rattraper. Son expérience et sa sagesse l’aideront à passer ce cap définitif mais il sait déjà que ce sera plus facile pour lui que pour ses « jeunes » camarades. Ceux-ci l’aiment beaucoup et si personne pour le moment n’a envie d’évoquer ouvertement son départ prochain, ils l’ont tous bien en tête… Donc ce mariage a aussi été l’occasion de derniers échanges bon enfant, Dôkho ayant toujours été quelqu’un d’agréable, et qui aime beaucoup rire 🙂

      Nous le reverrons cependant encore au moins une fois, la dernière…

      Concernant Shura et Angelo, j’écris Nouvelle Ère un peu en mode flashforward étant donné tout ce que j’ai écrit sur eux au cours de la dernière décennie et qui déborde largement la chronologie de NE. Par conséquent, NE me sert aussi à préciser les choses, et tracer le chemin qui va mener ces deux-là à tout ce qu’on sait déjà (enfin, le « on » étant les lecteurs qui ont lu tout le reste XD). Il fallait donc en revenir à ce stade où ils prennent tous les deux conscience de la « situation » de leurs cosmos et des implications qui vont avec.

      Sinon, oui, Angelo a toujours le chic pour mettre les pieds dans le mauvais plat et Shaka, le pauvre, se débat toujours avec son coeur. Le bouddhisme, c’est bien mais ça a ses limites XD

      Dis-toi que le chemin a beau être tortueux, au moins Milo et Camus avancent ! Mal, certes, mais ils avancent et ça vaut toujours mieux que de rien faire du tout. Pour ma part, je suis contente que Milo ait évolué, j’aime bien celui qu’il est en train de devenir. Ce faisant, il s’expose plus par contre : jusqu’ici, son côté dilettante le protégeait de tout ce aurait pu l’atteindre (et c’est d’ailleurs à se demander dans quelle mesure il en était conscient – a-t-il sciemment entretenu ce côté « simpliste » ?) mais désormais, c’est terminé.

      Oui, tu as raison, le fait que ce soit Dôkho qui apporte cette vision extérieure est un symbole : le passé laisse la place à l’avenir en train de se construire, il était le dernier représentant des générations précédentes dont le rôle s’est terminé dans UDC. Il leur passe le dernier flambeau.

      Merci beaucoup, beaucoup pour ton temps, ta lecture et tes mots ♥ A bientôt donc sur le chapitre 22 et prends soin de toi,

      Bises !

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